Alors que nous évoluons dans un monde où l’actualité est à portée de main, rapide et fragmentée, un nouveau genre journalistique se développe : le slowjournalisme, lancé au début des années 2010, entend faire face à la mort lente du journalisme traditionnel. Portrait d’un journalisme qui a le goût du risque.
Le début des années 2000 a vu le métier de journaliste évoluer radicalement, en se convertissant au numérique. S’en est suivi une production accrue de l’information. Une information en continu, accessible partout et à tout moment, mais une information fragmentée et régie par l’émotion et l’opinion. Dans les années 2010, certains journalistes, pour faire face à la mort lente du journalisme traditionnel, ont tiré sur les rênes et ont décidé de ralentir : le slowjournalisme est né, qui cherche à donner davantage d’importance à la qualité de l’information qu’à sa rapidité de publication.
Qu’est-ce que ce mouvement journalistique basé sur la narration et qui semble encore se chercher une trame unique ? Cet article prend le temps de vous expliquer son histoire et ses caractéristiques, avant de pointer ses limites.
I – Des paris risqués face à la surconsommation de l’information : la naissance du slowjournalisme
A) Journalisme et « infobésité »
Avec la conversion des médias sur internet, l’information est devenue accessible en grande quantité, pour tous, et à tout moment. Déjà en 1962, l’américain Bertram Myron Gross dénonçait ce qu’il désignait comme le concept d’ « information overload », idée reprise dans les années 1970 par le journaliste Alvin Toffler : dans son ouvrage Future Shocks, il décrit les bouleversements liés au développement de la technologie, et ses effets sur les comportements sociaux et les institutions.
C’est en 1993 qu’apparaît la notion d’« infobésité », utilisée pour décrire cette avalanche d’informations dont nous sommes submergés quotidiennement. Selon la chercheuse Caroline Sauvajol-Riallard, spécialisée sur cette idée d’infobésité, nous aurions produit plus d’informations au cours des trente dernières années qu’en 5000 ans d’histoire. Des chiffres vertigineux qui sont, certes, à remettre dans leur contexte (mondialisation, développement d’internet, …), mais qui nous posent une question cruciale : sommes- nous réellement informés, ou seulement « au courant » ?
B) Le rôle des réseaux sociaux
L’une des conséquences directes de cette surconsommation d’information, et l’une des origines du slowjournalisme, est, comme l’explique Eric Scherer dans une interview accordée au 1, que « l’émotion l’emporte sur les faits ». L’afflux continu de bribes d’informations, souvent assimilées en dehors de leur contexte et consommées par une grande partie de la société sur les réseaux sociaux, pousse davantage à la désinformation qu’à l’information. En résulte le problème récurrent des fake news. Laurent Greilsamer l’exprime très bien : « Le réel disparaît devant l’émotion, la raison critique devant le règne de l’opinion ». Dans son article publié en 2019 dans le n°252 du 1, Eric Fottorino dénonce l’impact de Facebook, et des réseaux sociaux dans leur ensemble, sur l’information : pour lui, les réseaux sociaux, au lieu de connecter davantage les pensées, enferment leurs internautes dans des groupes pensant de la même manière, proposant sans cesse des contenus clivants visant à déclencher l’émotion plutôt que la réflexion. Un modèle qui nous enferme et nous isole dans notre mode de pensée respectif.
C) Le pari d’un journalisme qui prend son temps
C’est pour faire face à ce trop plein d’information qui perd de son efficacité, et à cet enfermement des pensées, qu’est né le principe du slowjournalisme. Il apparaît pour la première fois en 2008, lorsque l’ancien grand reporter Patrick de Saint-Exupéry fonde le XXI, une revue trimestrielle qui prend ses distances avec l’actualité. Il est suivi en 2011 par Rob Orchard, qui fonde De layed Gratification. Deux paris risqués à l’ère d’internet, mais qui ont lancé le mouvement. L’Imprévu, Quatre Heures, Zadig, suivent leurs pas, puis c’est Le 1 qui apparaît en 2014. Ce journal inédit d’Eric Fottorino prône une « actualité dure » au lieu d’une « actualité bruyante ».
Ce pari fait par les slow-journalistes est celui d’un journalisme qui prend son temps, du recul sur les évènements, et qui remet l’information dans son contexte. C’est aussi un journalisme qui assume sa subjectivité, afin de faire le « récit de ceux dont on ne parle pas ». Certaines rédactions, telles que celle du néerlandais De Correspondent, font même lire leurs articles à leurs lecteurs avant publication ! Eric Fottorino explique : « notre journal n’aura pas réponse à tout mais question à tout ». Une philosophie qui a le mérite de susciter la curiosité …
II – Les grands principes du slowjournalisme
A) Renouer avec le rôle premier du journalisme
L’idée première du slowjournalisme est de renouer avec le rôle premier du journaliste. Comme l’explique le fondateur du 1 dans son livre La presse est un combat de rue, le rôle de la presse se résume en trois points : « écouter, analyser, témoigner ». Et pour témoigner au mieux, quoi de mieux que d’aller sur le terrain ? Pour Patrick Vallélian, fondateur du Sept, sans ce travail de terrain, il ne peut y avoir d’authenticité dans le reportage. Interviewée en 2018 par Le 1, Géraldine Muhlmann définit le journaliste comme « l’ambassadeur du public, mais à condition d’être témoin, d’y aller avec son corps, avec ses sens, pas avec ses idées ».
B) Une information intelligente et creusée
Dans le manifeste du Sept, Patrick Vallélian énonce les principes du slowjournalisme : c’est un journalisme utile, d’excellence, qui innove et qui prône l’intelligence, c’est-à-dire qui fournit une information vivante, et non statique, pour mieux provoquer le débat. C’est un journalisme qui propose certes moins de volume, mais des articles plus longs et nuancés. Eric Fottorino explique cette nécessité de produire des articles longs par le fait qu’ils dévoilent la « complexité d’une situation ou d’une personnalité ». Le slowjournalisme a pour but de surprendre, et « déstabiliser » le lecteur : c’est un journalisme qui suscite la réflexion là où vous ne l’auriez peut-être pas cherchée.
C) L’absence de publicité pour un plus grand libre arbitre ?
L’une des caractéristiques principales du slowjournalisme est son indépendance, marquée par l’absence de publicité. Pour le fondateur du 1, c’est l’intérêt du lecteur qui passe avant tout, pas celui de l’employeur. Sans publicité, l’autocensure est plus vite évitée. Cette indépendance permet en effet le libre arbitre des auteurs, mais aussi des lecteurs, et soutient la diversité de pensée, grâce à la liberté de publier toutes les opinions, « pourvu qu’elles enrichissent la compréhension du monde ».
En cherchant à mettre en avant la réflexion et une information qui surprenne, le slowjournalisme met fin à la hiérarchisation des informations, à cette « essoreuse médiatique » comme le dit si bien le manifeste du XXI, et donne vie à des sujets pleins d’importance et pourtant trop souvent délaissés.
III – Les limites du slowjournalisme
A) Un style journalistique qui peine à trouver une trame unique
C’est un bien beau concept, que le slowjournalisme. Cependant, à l’heure actuelle, il n’est pas sans limites : en effet, il cherche encore à trouver une trame qui lui soit propre. Encore jeune, ce mouvement journalistique ne cesse de se diversifier, complexifiant ainsi un paysage dont on peine à cerner les grandes lignes. Parfois associé à une forme de « blogging doté du modèle économique d’un média », le slowjournalisme est souvent confondu avec le long format, pratiqué, certes par les slow-journalistes, mais en bien des points différent.
B) Un journalisme de niche
De plus, le slowjournalisme attire uniquement aujourd’hui un marché de niche : payant, il ne séduit que les consommateurs ayant un appétit particulier pour l’information. A. Mougey considère cette niche de marché comme étant constituée principalement d’une « population éduquée », une idée rejointe par Eric Fottorino. Le slowjournalisme perce, mais peine encore à faire face à la consommation facile, rapide et surtout gratuite de l’actualité … et qui plus est, d’une actualité ciblée.
Que conclure ?
Face à l’émergence d’une consommation de masse de l’information, souvent qualifiée d’”infobésité”, due à l’usage quotidien des réseaux sociaux et aux chaînes d’information en continu, des journalistes ont décidé de lancer un nouveau mouvement : le slowjournalisme. Basé sur l’idée de la réflexion, prenant ses distances avec l’actualité, ce journalisme prône des reportages longs, développés et creusés. Il renoue avec l’idée première du journalisme : « écouter, analyser, témoigner ». Un journalisme qui éclaire le monde, par un pari risqué : faire vivre la presse papier à l’heure d’internet.
Sources et liens utiles
- Eric Fottorino, La presse est un combat de rue
- Gille Bastin, Petit lexique du journalisme
- Clara-Donna Schmelck, « Le mythe du slowjournalisme », http://atelier.rfi.fr/profiles/ blogs/le-mythe-du-slow-journalisme
- Sylvie Gardel, Patrick Vallélian, Manifeste du Sept, https://www.sept.info/manifeste-sept
- William Demuyter, « Slowjournalism : quand les médias changent de rythme », La revue des médias
- « Le slow journalisme, thème évoqué aux Rencontres Albert Londres à Vichy », La Montagne, 2020. https://www.lamontagne.fr/vichy-03200/actualites/le-slow- journalisme-un-theme-evoque-aux-rencontres-albert-londres-a-vichy_13826812/