Le 10 janvier 2021, sur la chaîne CNews – devenue première chaîne d’information de France en mai 2021 – l’émission « la belle histoire de France » est le théâtre médiatique d’approximations historiques et d’erreurs factuelles. Les écrivains Franck Ferrand et Marc Menant y présentent les Francs comme des « guerriers incroyables et, surtout, des guerriers obéissants ». Avec une multiplicité de confusions – Franck Ferrand confond Grégoire le Grand, pape entre 590 et 604, et Grégoire de Tours, chroniqueur ayant vécu entre 539 et 594, source primaire principale sur Clovis – cette émission manifeste le paradoxe de la médiatisation de la discipline historique.
Devenue incontournable pour entendre et analyser la société, l’histoire répond à une prérogative d’audience et est pratiquée par des journalistes sans expertise de fond dans un souci d’animer le débat public. Cette confusion, à l’heure du « sacre de l’amateur » (Flichy, 2010), interroge sur la place qu’occupe, que doit occuper l’historien dans la médiatisation de l’histoire et plus particulièrement ce qu’est, fondamentalement, la médiatisation de l’historien et du récit historique.
Rappelons pour mémoire que l’historien est le spécialiste reconnu de la discipline historique. Parce qu’ils s’inscrivent dans une communauté scientifique établie au cœur d’une discipline universitaire, les historiens correspondent à ceux qui, ayant soutenu une thèse et contribué au développement du récit historique, sont reconnus par leurs pairs. Cette définition est de nos jours importante pour entendre les dérives auxquelles se heurtent l’histoire médiatisée et l’historien en tant qu’acteur médiatisé et de médiatisation. La médiatisation est, précisément, l’occupation de l’espace médiatique pour un objet d’étude ou un événement voire un acteur. La médiatisation est l’action de faire connaitre au sein du débat public. Si les médias sont progressivement devenus un objet d’histoire – notamment dans le sillage des travaux de Pierre Albert et Jean-Noël Jeanneney – l’historien devient un acteur du débat public pour les médias, l’histoire devenant un objet de médiatisation.
Le paradoxe d’une médiatisation de la discipline historique semble donc être cristallisé de prime abord par les acteurs qui la composent. Pour autant, l’intérêt récent des organes d’information pour l’histoire n’est pas sans rappeler l’impératif premier pour lequel les médias sont confrontés. L’audience dicte les stratégies de ces entreprises de l’information et à l’heure du développement des technologies du numérique brouillant les frontières physiques – et temporelles – de la transmission de l’information, l’immédiat devient un leitmotiv. Pour tous ces médias, l’histoire doit être accessible immédiatement à une audience ciblée confrontant l’historien, en tant qu’acteur de la médiatisation de l’histoire au sein du débat public, à son devoir d’expertise ; tiraillé est-il entre une exigence d’accessibilité du discours, et le désir de faire entendre les nuances du récit historique scientifique. Quand ce dernier n’est pas supplanté par des journalistes ou animateurs sans doute plus audibles mais le dessaisissant de sa compétence, l’historien est encloisonné dans un discours de vulgarisation. Motivée par un impératif économique d’une demande croissante d’histoire au sein du marché de l’information, rythmée, enfin, par un désir d’expertise de l’actualité à laquelle la compétence historique semble la plus à même de répondre, la médiatisation de l’histoire donne à l’historien un rôle nouveau qu’il convient d’analyser. Si la médiatisation rencontre des dérives pour la discipline historique, elle devrait être aussi ce qui permet de la démocratiser au sein du débat public. L’histoire devient un sujet incontournable à tel point que la République est rythmée par de multiples commémorations. Dès lors, la mémoire constitue un enjeu de la médiatisation de l’historien et de l’histoire dans l’espace public. Aujourd’hui dirigé par l’historien Yves Bruley, l’organisme de l’Institut de France, France Mémoire, indépendant de l’Etat, expertise la commémoration soulevant, une fois de plus, ce paradoxe d’une introduction massive d’une science dans l’espace public entre nécessité d’expertise mais amateurisme inhérent à une volonté immédiate de réponse à une demande publique croissante.
Il est donc pertinent de s’interroger sur les effets de la médiatisation pour la discipline historique et plus particulièrement du rôle de l’historien au sein du débat public. Ainsi, l’accession de l’historien aux médias, s’il démocratise le discours historique ne le met-il pas en danger ?
L’espace médiatique apparait d’abord comme un lieu privilégié de fabrique de l’histoire pour l’historien ayant la possibilité de démocratiser ses travaux et de répondre directement aux querelles universitaires de la discipline (I). Pour autant, la médiatisation croissante de l’histoire, dans un souci d’expertiser le réel et les faits de société, s’apparente bien plus à un outil pour le média que pour l’historien (II). Finalement, cette médiatisation entérine « l’ère du témoin »[1]– et interroge sur la place que doit occuper l’historien au sein du débat public (III).
D’une part, à mesure que les médias saisissent l’histoire comme objet d’actualité, les historiens occupant l’espace médiatique n’hésitent pas à confronter leurs idées et développer leurs réflexions. Dans cette perspective, l’espace médiatique, outil pour l’historien, devient à la fois une fabrique de l’histoire et une tribune de popularisation des travaux historiques.
I- L’espace médiatique comme lieu de fabrication de l’histoire au sein du débat public
La médiatisation n’est pas la manne des chaînes de télévision, elle est aussi intimement liée aux journaux, revues et autres outils de médiatisation théâtre d’une dispute universitaire. C’est effectivement le cas, d’abord, de l’affrontement entre trois disciplines fondatrices des sciences humaines et sociales – l’histoire, la sociologie et la science politique. Si les objets d’études ont une certaine similitude, la sociologie, notamment par l’intermédiaire d’Emile Durkheim, a longtemps condamné l’histoire politique trop événementielle et occultant les aspects sociologiques qu’il convient de totaliser pour Durkheim. Cet affrontement se réalise par journaux interposés et revues critiques à l’égard d’ouvrages scientifiques. Lucien Febvre critique par exemple l’anachronisme des sociologues déconnectés des réalités. Il y fait l’éloge du travail premier de l’historien, celui de contextualiser. D’autres, comme F. Braudel publient dans la revue des Annales, un article cherchant, au contraire, à établir une connexion entre histoire et sociologie[2]. Le nouvel espace médiatique que constitue les émissions de radio ou de télévision – talk-show – sont l’occasion pour l’historien de devenir un acteur de la médiatisation de l’espace historique. D’abord, par la défense d’une thèse précise, quitte à susciter la polémique. C’est bien sûr le cas de l’apparition sur France Culture de Zeev Sternhell suite à la publication de son essai historique Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France (Sternhell, 1983). Débat très plébiscité dans les années 80 et 90 et jusque dans les années 2000, une série d’historiens ont assuré une dispute universitaire par média interposé – écrit ou oral. Ce débat est particulièrement marqué entre René Rémond, S.Berstein et P. Milza d’un côté et Zeev Sternhell de l’autre au sujet de la France comme potentielle laboratoire du fascisme. L’historien René Rémond et son ouvrage classique sur les Droites en France explique que le fascisme est demeuré un « phénomène étranger » à la France, qui lui est de toute façon restée « allergique ». Le fascisme n’aurait rien apporté de nouveau dans la topographie des droites françaises (orléaniste, bonapartiste, légitimiste). Il s’agit d’un ouvrage dont les thèses ont fait figure de référence pendant une quinzaine d’années avant d’être contestées par différents historiens les années 1970-80, surtout avec le penseur Zeev Sternhell, qui a formulé une thèse iconoclaste encore largement discutée aujourd’hui. Sternhell dit au contraire qu’il y a eu un pré-fascisme en France, dès la fin du XIXe siècle, et que, parce que le fascisme a échoué en France, il s’agit précisément dans ce pays qu’il a trouvé sa forme la plus essentielle et la plus radicale. Les thèses de Sternhell ont provoqué une controverse, pas tant sur ses sources que sur sa méthode qui serait selon, ses contradicteurs, une pure histoire des idées qui ferait abstraction du réel poids politique des fascistes français dans l’entre-deux-guerres. Cette querelle trouve sa place dans le débat public et fait l’objet, en 2014, d’une publication aux éditions du CNRS[3].
La médiatisation ne pousse pas l’historien dans une unique logique de défense d’une thèse et d’une dispute universitaire. Elle est aussi ce qui rapproche l’historien aux sciences humaines et sociales, au contact est-il des questionnements quotidiens du débat public. L’émission emblématique de France 2 « On n’est pas couché » (2006 – 2020), animé par Laurent Ruquier, a mis sur le devant de la scène de nombreux historiens confrontés directement aux questionnements très présentistes des chroniqueurs. Cette situation médiatique a permis à l’historien de s’inscrire dans une logique de débat public et de devenir l’expert du récit historique au contact des sujets présents pour éclairer les sociétés. Dans cette perspective, le rôle de l’historien évolue et fait transparaitre ce que défendait l’historien polonais K. Pomian[4]. Avec les médias, l’historien joue sur le quatrième temps décrit par Pomian, la chronosophie, consistant, à partir de la réflexion et de cette sagesse du récit historique permise par les savoirs et méthodes scientifiques, de se poser comme l’éclaireur des possibles en questionnant l’avenir. Sans incarner Madame Irma, l’historien devient une boussole du temps.
La médiatisation est, enfin, l’outil de popularisation des travaux scientifiques pour l’historien. Les émissions de podcast sur l’histoire se démultiplient et présentent de nombreux ouvrages historiques que les auteurs ont la possibilité de présenter. Répondant à une audience particulière en demande d’histoire, ces émissions sont des outils de médiatisation pour les historiens quand ils ne sont pas eux-mêmes acteurs principaux de ces émissions. L’historien Xavier Mauduit présente ainsi chaque semaine sur France Culture l’émission le Cours de l’histoire. Longtemps, l’historien Fabrice d’Almeida a animé et a été le conteur de l’émission d’Europe 1 Au cœur de l’histoire. Ainsi comprise, la médiatisation confie à l’historien un nouveau rôle, celui de la fabrique au sein même du débat public, du récit historique. Tribune médiatique pour des thèses, théâtre de querelles universitaires, lieu d’échanges et de promotion voire outil de travail pour les historiens-animateurs d’émission, l’historien se saisit au premier regard de la médiatisation comme d’un outil qui le sied parfaitement. Pour autant, l’émergence d’une société réseau-socialisée conduit l’historien à jouer un autre rôle cette fois-ci profitable aux organes d’information quitte à desservir le récit historique.
II- L’histoire comme objet de médiatisation : un outil pour l’historien ou pour le média ?
La médiatisation de la discipline historique dans les nouveaux médias issus des technologies du numérique – aujourd’hui majoritaires au sein de l’espace public – s’est accélérée lorsque le cours de l’histoire a subitement eu cette nécessité d’une expertise. Avec la disparition de l’ORTF et l’avènement d’une liberté d’expression au sein des médias, le refroidissement des archives liées à la Seconde Guerre mondiale ainsi que la médiatisation des affaires judiciaires, l’historien est convoqué comme expert. Ce nouveau statut divise les historiens entre, d’une part ceux qui jouent le jeu et ceux qui, d’autre part, refusent de participer à ce qu’ils dénoncent comme une instrumentalisation de l’histoire. Ce sont les premiers procès en France pour « crime contre l’humanité » qui ont démocratisé l’apparition d’historien sur les plateaux de télévision et à la radio. Le 11 mai 1987, le procès du « boucher de Lyon », Maurice Papon marque même l’entrée de l’histoire dans l’espace judiciaire. Invité à témoigner, l’historien joue un rôle qu’il ne maitrisait alors pas et qui n’est, a priori, pas la manne de sa formation scientifique. De la même manière et sur les plateaux de télévision, l’historien est convoqué comme un expert devant s’exprimer sur tous les sujets de société en lien avec le récit historique. René Rémond s’exprime et donne ainsi une expertise historique des élections présidentielles, dans les années 1970 et 1980. A partir de l’histoire, il était invité à commenter les résultats des élections.
Dès lors, l’expertise historique devient un outil pour les médias que certains historiens dénoncent. Jean-François Sirinelli, dans sa réflexion sur les historiens français à l’heure de l’internationalisation de la discipline[5], estime que l’historien est désarmé pour répondre immédiatement aux faits de société. Outre le recul de la langue française dans les publications universitaires mondiales et le poids croissant de l’historiographie anglo-saxonne, Sirinelli dénonce les historiens qui, sous un statut d’expert s’expriment et donnent un avis sur tous les sujets de société. Un effet pervers se manifeste à travers cette médiatisation. Il est celui, paradoxalement, de « l’amateurisation » de l’histoire. Sur les chaines d’information en continu, les historiens, universitaires constitutionnalistes ou spécialistes en géopolitique se bousculent sur les plateaux de télévision pour y donner un avis immédiat sur un sujet de société. En un sens, la multiplication des interventions d’historiens contribue à une mise en danger du récit historique vulgarisée à outrance et bafouant le temps long de l’expertise historique. Les nuances laissent place à des certitudes. Le discours historique au sein des médias en raison de la chronologie imposée – un temps d’antenne restreint qui s’enchaine immédiatement – est souvent schématique et laborieux quand il ne fait pas appel à des clichés pour entrainer une réaction des auditeurs et attirer une demande de spectacle plus large.
La médiatisation de la discipline historique est aussi celle d’une instrumentalisation de l’histoire. Avec la médiatisation, l’historien est confronté directement à ce phénomène politique. Au cours des procès d’anciens nazis, l’interrogation principale à laquelle sont confrontés les historiens est la légitimité de leur participation, en tant que témoin expert, aux procès d’anciens nazis ou de membres du régime de Vichy. Lors des procès de Klaus Barbie en 1987 ou des Vichyssois comme Paul Touvier ou Maurice Papon en 1997, des historiens ont été convoqués à la barre afin d’apporter un témoignage sur le contexte de l’époque. Certains historiens comme Robert Paxton, René Rémond ou François Bédarida ont accepté, alors que d’autres historiens, comme Henry Rousso, ont refusé. Ce dernier, argue effectivement le fait que la place de l’historien n’est pas dans l’enceinte d’un tribunal et dont les propos ne doivent jamais être instrumentalisés. Ce difficile arbitrage d’une intervention – ou non – dans les affaires courantes de la vie publique se manifeste également lorsque de pseudo-experts – polémistes de facto – chargent le récit scientifique historique ainsi établi. En octobre 2014, l’essayiste Éric Zemmour remet en question les travaux de l’historien étatsunien Robert Paxton. Zemmour soutient que le maréchal Pétain a permis le sauvetage de juifs français tandis que Paxton a démontré l’antisémitisme du régime de Vichy. Avec la médiatisation de cette affaire, l’historien a saisi son droit de réponse rappelant qu’il est « ridicule de soutenir que Vichy a protégé les juifs de nationalité française » au Nouvel Obs. Aux côtés d’Éric Zemmour, de nombreux polémistes ont ainsi provoqué des historiens remettant en question leur statut d’expert. Les propos de Michel Onfray sur une non existence historique du christ ont fait l’objet d’un ouvrage de dénonciation de la part de l’historien Jean-Marie Salamito[6]. Ainsi donc, l’historien occupe l’espace médiatique par son expertise mais se trouve vite confronté au jeu médiatique exigeant d’une part une vulgarisation mettant en danger l’expertise historique et d’autre part, une instrumentalisation à coup de polémiques auxquels l’historien se voit contraint de répondre.
III- L’historien comme acteur de la médiatisation dans « l’ère du témoin »
Cette médiatisation recompose donc drastiquement le rôle de l’historien qui n’est plus ce scientifique penseur universitaire déconnecté du débat public. Il est acteur premier du débat et est d’autant plus sollicité par les organisations médiatiques. Dans ce contexte et à l’heure de cette médiatisation massive de la chose historique au sein de notre République, l’historien développe un nouveau rôle, celui de gardien de la mémoire.
En sciences de l’information et communication, les journalistes sont des gatekeepers, c’est-à-dire des gardiens de l’information. Ils ouvrent la porte du débat public à des intervenants et assurent de cette manière le contrôle de l’espace public. Avec une médiatisation accrue du récit historique et ce désir, en république, de constituer un ensemble de rites commémoratifs, l’Etat comme les médias, convoquent les historiens pour expertiser cette aspiration. L’historien se mue, d’une certaine manière, en un gatememory – un gardien de la mémoire assurant le contrôle historique des commémorations. Rappelons que commémorer, n’étant pas célébrer, constitue cet acte de se souvenir en commun, des faits positifs et négatifs. Cette neutralité doit être expertisée et l’historien se voit constamment invité à l’occasion du défilé du 14 juillet ou bien sur les plateaux de télévision lors des cérémonies de l’Armistice de la Grande guerre amis toujours avec une demande vulgarisation – le temps d’antenne étant relativement restreint. Très récemment par exemple, l’historien a été en charge de l’organisation des commémorations du bicentenaire de la mort de Napoléon Ier au prisme de l’Institut de France et de France mémoire. Cette expertise est d’autant plus nécessaire qu’avec une médiatisation jouant sur les émotions pour mobiliser, l’historien est contraint à la dénonciation permanente et à la déconstruction de clichés institutionnalisés. C’est le cas des multiples références médiatiques à l’attaque du « Pearl Harbour » à l’occasion des attentats de septembre 2001. L’introduction de deux éléments historiques qui n’ont rien en commun et l’appel constant en matière mémorielle à des stéréotypes médiatisés altèrent le discours scientifique historique.
Néanmoins, si l’historien expertise le devoir de mémoire sans chercher à l’orchestrer pour autant et conduire une politique commémorative nationale – l’historien n’ayant que pour seul objectif la démonstration de la chose historique nous rappelle Pierre Nora –, il est aussi, à l’heure de « l’ère du témoin », l’instrument d’une médiatisation des témoignages. L’avènement de « l’ère du témoin » selon l’expression d’Annette Wieviorka identifiant dans les années 1970 une explosion du témoignage comme source historique, développe une histoire-mémoire qui trouve un public très précis et friand d’émotions. De nombreuses émissions et documentaires historiques comme Champs de Bataille sur RMC découverte et jusqu’aux émissions de France TV production mettant en scène des témoignages en guise de narration historique – Secrets d’histoire à bien des égards –, suscitent un malaise pour l’historien. Un pacte compassionnel non compatible avec l’exigence historique se met en place entre un émetteur exhibant par la gestuelle l’expression de son émotion pour narrer un fait historique et le récepteur qui, s’identifiant par le jeu du montage aux souffrances de l’émetteur, développe une empathie. Or l’histoire n’est pas un récit binaire et l’histoire-mémoire peut paralyser la réflexion. En un sens, l’émotion paralyse la raison historique.
Mais l’ensemble du récit historique n’est pas concerné de la même manière. L’histoire contemporaine est davantage touchée par la médiatisation que l’histoire antique ou médiévale. Il s’agit bien du contemporanéiste qui, aujourd’hui et à l’heure des médias sociaux et autre documentaires d’histoire-mémoire, se voit dépossédé de son objet domaine d’expertise. Effectivement, les historiens choisis comme référence médiatique ne sont pas toujours appelés selon la compétence mais selon un choix éditorial. Ainsi, Michèle Cointet rappelle que, à l’occasion de la polémique sur la répression de la manifestation du 17 octobre 1961, la presse a valorisé le livre d’Einaudi, Octobre 61, un massacre à Paris, écrit par un animateur social rebaptisé historien par les médias, au détriment de la solide contribution de Jean-Paul Brunet, Police contre FLN. Le drame du 17 octobre 1961, un universitaire reconnu comme un spécialiste de l’histoire politique et sociale de la France, qui avait de surcroît critiqué les faiblesses méthodologiques du livre d’Einaudi. Ce dernier, ayant réussi par la juxtaposition de chiffres chocs et importants – évoquant plusieurs centaines de morts quand la recherche historique méthodique n’en reconnait qu’une trentaine – à séduire les médias, s’est vu attribué une expertise qui ne devait pas l’être sur ce sujet, dépossédant la raison historique du discours de vérité. Dans la même veine, la polémique sur la commémoration possible ou non de Charles Maurras, intellectuel fondateur de l’Action française a vu une censure médiatique du travail historique. L’historien Olivier Dard, s’est vu confié la charge de la rédaction d’une notice sur le personnage. Accusé par la presse de minimiser l’antisémitisme de Maurras dans un objectif non pas de commémorer mais de célébrer le militant d’extrême droite, la notice d’Olivier Dard n’a pas su, dans ce contexte médiatique, justifier une commémoration de cet intellectuel. Le haut comité mémoriel en charge du projet a été dissout.
Le terrain de la légitimité se voit donc brouillé par, d’une part une histoire-mémoire jouant sur l’émotion et limant la raison historique et, d’autre part, par l’avènement d’un contrôle médiatique sur le discours historique selon un choix éditorial fonction souvent de l’audience elle-même en demande d’émotions pourtant incompatibles avec l’exigence historique.
Que conclure ?
In fine, l’accession de l’historien aux médias entraine ce paradoxal phénomène d’une expertise incompatible avec l’émotion inhérente du marché de l’information. L’historien trouve d’abord son compte par la médiatisation de ses travaux historiques. Jamais, l’histoire n’a fait l’objet d’une attention aussi prononcée. Très vite toutefois, parce que fonction de la capacité d’absorption des savoirs scientifiques de la société, l’historien est contraint à développer un discours schématique et suscitant une émotion pour plaire. D’une certaine manière, la médiatisation altère le discours historique et a contribué au développement d’une histoire-mémoire bien trop émotive, arborant un discours binaire.
Parce que les médias conduisent l’information et parce que les journalistes agissent aussi à l’édifice au sein du débat public par la démocratisation des savoirs au discours pouvant même censurer des travaux historiques incompatibles avec une ligne éditoriale dictée, il est vain d’opposer l’historien aux acteurs médiatiques. Dans cette perspective, il est absolument essentiel qu’une relation de complémentarité se mette en place – l’historien, expert devant conseiller le journaliste médiateur. L’un sans l’autre ne peut fonctionner pleinement. La discipline a donc ce besoin de médiatisation à condition que cette dernière respecte un devoir d’expertise impliquant un raisonnement de fond plus qu’une mise en scène d’une émotion brute.
[1] Selon l’expression d’Annette Wieviorka.
[2] Histoire et Sciences sociales : La longue durée, F. BRAUDEL, 1958
[3] BERSTEIN, Serge, Michel WINOCK, et Jean-Noël JEANNENEY. Fascisme français ? La controverse. Paris: CNRS Éditions, 2014.
[4] L’ordre du temps, K. Pomian, Gallimard, 1984.
[5] Les Historiens français en mouvement, Jean-François Sirinelli et alii (dir.) PUF, 2015
[6] Monsieur Onfray au pays des mythes, Jean-Marie Salamito, 2017.