Nous avons vu la mise en place et l’échec relatif de la répression, il est maintenant intéressant, à travers cette synthèse, de voir comment cette paralysie mène à une relecture des faits et causes.
Si de manière générale l’État met l’accent sur sa conception de l’assistance, cette dernière se voit reconsidérée à l’aune de nouveaux éléments et d’un changement des mentalités, tout autant que par les résultats escomptés et ceux qu’elle produit réellement.
La question de la pauvreté, fer de lance d’un important volet socio-économique du royaume – il est important de placer la politique d’exclusion et d’assistance face à ses résultats concrets et donc de voir quelle place occupent les pauvres dans le paysage français à la fin du XVIIIe siècle, après la mise en œuvre des mesures depuis Louis XIV. De manière globale, il est pertinent d’étudier les chiffres pour comprendre la réalité qui est celle des français d’alors. Ainsi, à Amiens en 1767, un quart à un tiers de la population est pauvre. En 1780, les difficultés que rencontre l’industrie textile poussent une partie des habitants à basculer dans la pauvreté. C’est également un élément que l’on retrouvera à Lyon au cours du siècle avec les soyeux que nous avons évoqué. Ainsi, les populations pauvres malgré la politique d’assistance et de mise au travail demeure très conséquente. Et surtout elle reste la même. Les ouvriers et journaliers, pauvres conjoncturels restent une part importante de la couche sociale basse et cela malgré le développement du commerce en Europe. De plus, la volonté de répression fait face à la difficulté d’appliquer les lois dans un état au maillage administratif complexe. Les établissements manquent de ressources et les subventions accordées selon l’importance des établissement, favorisent certains hôpitaux face à d’autres. Dans la généralité d’Auvergne, l’établissement de Riom perçoit en 1727, 6900 livres, tandis que celui de Saint-Flour 2500. On marque ici l’importance des établissements, certains plus grands que d’autres, mais surtout d’une inégalité à la répartition des malades. Ainsi, certaines structures ne peuvent garder les internés comme prévu par la loi. A Roanne, l’état des lieux de sortie indique «restera deux mois et sera présenté» au sujet d’un invalide qui devrait être en réalité gardé à vie selon la loi. Cette difficulté s’explique par une surpeuplement des hôpitaux. En 1729, Aurillac compte 129 pensionnaires, contre 201 en 1748. Appliquées au bon vouloir des administrateurs locaux, la politique de grand renfermement et les hôpitaux-généraux finissent par laisser place à de nouvelles structures qui se veulent plus efficaces mais sont tout aussi contre productifs. Les dépôts de mendicité créés en 1767 se montrent une alternative qui montre vite ses limites. Le souci d’une vraie réinsertion se pose toujours. On ne peut entasser indéfiniment des individus dans des établissements sans penser à les incorporer à la société ensuite. C’est dans ce but que Turgot et également eu égard à ses propres convictions sociales qu’il met en place les éphémères ateliers de charité. Contrairement au dépôt, on remet au centre l’idée d’assistance par le travail, avec ici une volonté plus poussée qui se traduit par la formation plus que le labeur. Malgré tout, les dépôts de mendicité rouvrent par la suite notamment à la période pré-révolutionnaire, qui voit un acharnement à l’enfermement des pauvres, puis le relâchement total de ces mesures face à ce qui au delà d’une question sociale comprend également un volet idéologique fort, celui de l’augmentation de la pauvreté face à une caste de privilégiés que sont le clergé et la noblesse.
La Synthèse
Ainsi si les institutions changent de nom et de forme, les résultats de la politique royale envers les indigents et démunis se montre difficilement applicable et montre des résultats décevants. Face à un siècle qui malmène la France tant sur le plan politique qu’économique, notamment par la perte des colonies et la limitation du commerce avec les Indes, mais également le peu de volonté avec laquelle est appliquée la politique d’assistance, elle reste globalement un échec. Face à une opinion publique souvent gagnée à la cause des mendiants, l’État peine à mettre en place sa politique d’enfermement. A travers les généralités, les accidents se multiplient et les autorités se montrent impuissantes à empêcher ces événements, de peur de faire dégénérer les conflits. Au XVIIIe, le peuple montre une grande hostilité aux « chasse-coquins » et prend souvent le parti des mendiants contre leurs persécuteurs. En 1724, à Lyon, deux archers de la charité de Lyon ont été insultés et attaqués par des soldats. On le retrouve aussi à Saint-Etienne, dans l’affaire de Michel Tabarin : «(…)la lie du peuple dudit Saint-Etienne soutenans mendians se sont avisés nombre de fois d’insulter et maltraiter cet archer dans ses fonctions, lui ayant fait souvent par force et par violence relâcher des mendians et vagabonds(…) » Dans un pays où les inégalités se font de plus en plus ressentir, cette animosité semble justifiée par plusieurs raisons. Premièrement, la raison économique. Le XVIIIe siècle est un siècle qui fait face à de grands changements dans le commerce mondial mais également dans l’essor d’une classe privilégiée non issue de la noblesse. Ainsi, les différentes guerres que traverse le siècle donnent à la géographie mondiale un nouveau visage. Les pertes des possessions françaises en Amérique et ses comptoirs en Asie poussent les marchands à explorer de nouvelles possibilités. Les bourgeois de France quittent le territoire national pour tenter leur chance sur les possessions du royaume. Jacques Fruteau de Laclos, né en 1747 à Belle-Ile dans le morbihan, arrive ainsi à Bourbon -actuelle île de la réunion- en 1771, où on le présente comme négociant. Il s’établit sur place et après avoir contracté un mariage, laisse à ses descendants de nombreuses parcelles de terre et des charges dont celle d’avocat du roi. C’est l’époque où on se replie sur les caraïbes et ses plantations, où l’on se recentre sur le commerce plus que la colonisation. Les bénéficiaires de cette évolution sont en grande partie la noblesse, mais également de plus en plus de personnes issues de la roture. Face à la naissance d’une bourgeoisie de plus en plus fortunée, le reste du peuple s’appauvrit car rapidement sa force de travail ne suffit plus face à la modernisation des structures et du monde du travail. Ce décalage se fait sentir dans un coût de la vie qui augmente, tandis que le revenu stagne ou du moins connaît une évolution qui n’est pas suffisante pour combler le fossé, et cela pousse ce que l’on peut voir comme une classe moyenne à redoubler d’efforts pour maintenir son niveau de vie. La seconde raison est plus compréhensible en étudiant le maillage social en France à cette époque. Comme nous l’avons vu, la France est morcelée entre différentes régions et tout autant de spécificités, mais surtout la centralisation du pouvoir et de l’administration, si elle est plus efficace qu’au moyen âge, reste encore à harmoniser. L’identité régionale et locale est en province la plus forte, même dans les grandes villes. Les populations rurales dans des villages de quelques centaines d’habitants, forme courante de coexistence autour des grandes villes, partagent alors un sentiment commun, celui d’appartenir à leur lieu. Ils connaissent voisins, amis, et donc leurs pauvres. Si ils sont tolérés depuis longtemps et assistés, la politique déshumanisée et systématique de l’État est donc difficile à accepter, tout autant car ils ont le sentiment d’être mis face à fait imposé, mais aussi par sa facette humaine, celle de voir des individus avec lesquels ils ont grandi et vécu être chassés des villes, villages ou arrêtés car ils ont la malchance sinon de ne pas être bien nés, tout du moins de ne pas chercher à améliorer leur existence et se livrer à des délits comme la mendicité ou le vice de l’oisiveté. Après des siècles de charité chrétienne inculquée dès la naissance, la remise en question de ces dogmes entrés dans l’imaginaire et la conviction collective est difficile. Et les justifications des élites ne rencontrent que peu d’écho face à un peuple qui vit au quotidien cette situation. Ainsi, les aspects sociaux tout autant que l’évolution économique du XVIIIe siècle expliquent pourquoi la morale vient rendre plus difficile l’application de la stricte loi, qui rentre en contradiction avec les convictions des sujets du royaume, mais aussi d’une certaine forme de loi qu’elle soit coutumière ou écrite, qui au cours des siècles n’a pas particulièrement perçu les pauvres comme des délinquants et la mendicité comme un délit.
Mais si les penseurs et philosophes mettent en garde contre l’oisiveté, il est également question pour la première fois de chercher les causes ayant mené à cette situation. Pour la première fois, on place au cœur du problème la société de privilèges. Si les pauvres sont relégués à la marge, c’est au delà de leur cas toute une remise en question des trois ordres qui est fait. Tributaires et bénéficiaires cherchent à redéfinir les lignes de l’ancien régime, notamment sur la question de la pauvreté et de l’assistance sociale. Dans cette optique s’esquisse à la fin du siècle l’idée d’un autre type de société. Au XVIIIe, en effet on peut mieux saisir toute la difficulté d’appliquer les privilèges à certains lorsque leurs statuts ne leurs permettent pas d’y prétendre. L’explosion de la bourgeoisie et sa fortune est contrastée par la précarisation de certaines familles de la noblesse, notamment d’épée. Beaucoup de nobles désargentés vendent terres, s’endettent ou au contraire gardent pour les plus riches d’entre eux des fortunes colossales. La nouvelle classe émergente reste donc la seule à être imposée. Et donc la seule à contribuer pour les plus pauvres. La noblesse elle, ne donne que peu, ou tout au plus par intérêt, mais reste exempte d’impôts. Cette situation voit poindre un sentiment d’injustice chez les bourgeois qui se situent alors dans la position délicate d’être tributaires pour tous. Ce malaise se traduit dans une volonté forte de rééquilibrer la balance économique et dès lors, faire payer tout le monde pour la bonne marche du royaume. Calonne en plus de vouloir taxer les biens de l’Église, place au cœur de ses réformes la mise en place de la «subvention territoriale» qui se base sur les revenus fonciers pour remplacer les anciens vingtièmes accumulés, mais surtout elle vise tout le monde sans distinction. Exit donc l’idée de privilège qui mettrait à l’abri les oratores et les bellatores d’une participation à l’économie directe. L’impôt du sang et celui de la prière est devenu inutile face à la banqueroute du royaume, il sont dépassés et on demande comme cela a été fait avant -mais de manière moins virulente- par le contrôleur Orry que les privilégiés mettent la main à la poche. C’est un échec et Calonne perd le soutien de la population, à cause de sa virulence à attaquer notamment les droits des parlements. Malgré cela, on montre ici au côté de la nouvelle pensée des lumières, celle de s’élever au dessus des divisions fondées sur la naissance ou la religion, que la réflexion au XVIIIe soulève de nouvelles pistes quant à la prise en compte des inégalités et se focalise alors sur les causes de la crise sociale et économique plus que sur la répression. Ainsi, des voix s’élèvent pour chercher en parallèle à l’application de la loi, une manière de rééquilibrer la situation pour tous. Cela reste à nuancer, car si la bourgeoisie s’oppose aux privilèges ce n’est pas essentiellement par solidarité de corps avec la classe des indigents, mais parce qu’elle se situe dans cette position inconfortable de payer pour tous, face à des réalités qui ne sauraient justifier plus longtemps la société des trois ordres.
Indéniablement donc, le XVIIIe siècle voit surgir de nombreuses inégalités, héritées des règnes antérieurs. Aux famines de la fin du règne de Louis XIV, viennent s’additionner de nombreux facteurs nouveaux. La ruralité a du mal à faire face à la modernisation et à un niveau de vie qui devient au dessus de leurs moyens. Alors que les revenus des particuliers stagnent, les privilégiés eux prospèrent davantage, grâce notamment au commerce et aux échanges internationaux qui voient un grand essor. Les plus précaires, notamment les conjoncturels doivent batailler pour maintenir leur dignité de vie mais finissent par basculer de plus en plus nombreux dans la pauvreté structurelle. De manière globale on a jamais été aussi riche en France qu’au XVIIIe siècle, mais le revers de la médaille est un creusement des inégalités notamment dans la France rurale. Cette situation pousse les pauvres à se rapprocher des villes et constituent des exodes ruraux importants. L’accueil de ces populations d’indigents ne se fait pas avec facilité et laissent une trace parmi les populations des grandes villes. Si certaines compatissent, une partie de l’opinion -notamment les penseurs et notables- s’effraie de masses de plus en plus nombreuses. Plutôt que de chercher à combattre la cause, on s’attelle dans un premier temps à cacher la conséquence par la mise en place d’une politique d’enfermement et de répression qui débute sous Louis XIV et qui se poursuit jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Cette politique passe par des établissements d’assistance contre labeur, les hôpitaux-généraux et leurs dérivés. On laisse de côté la vision du pauvre à l’image du Christ pour finir par le voir comme un parasite social, qui vit sur le dos des autres. Cette vision se perçoit aussi dans l’esprit des lumières qui le voient comme un vice important qui menace la société entière. L’état se veut alors remède et solution. On héberge l’indigent sous couvert d’un semblant de charité et de préoccupation de son prochain, pour à côté l’asservir sous une vision paternaliste, celle du roi qui préoccupé de ses sujets inactifs veut leur montrer ce que devrait être une véritable vie, celle qui doit donc générer un revenu et par cette force de travail, éloigner le pauvre du péché et le rapprocher de la vertu des hommes travailleurs et dévoués. C’est un modèle social, celui de participer à l’économie de la nation, pour s’y sentir intégré, et ne pas vouloir en sortir. C’est ce qui fonctionne avec la classe moyenne, qui doit redoubler d’efforts pour ne pas être mise à la marge. Mais pour les autres, les misérables, on décide d’appliquer la sévérité, qu’ils soient enfants, vagabonds, veufs ou invalides, ils doivent contribuer à leur niveau à la bonne marche du royaume, de manière forcée si nécessaire. Cette politique de mise à l’ouvrage forcée se solde face à sa complexité par un échec global. On peut aussi pointer du doigt la difficulté à remettre en cause la société française dans sa structure d’alors, celle des trois ordres et leurs inégalités croissantes. Cet héritage de la féodalité se confronte à l’évolution du monde et contribue à ces déclassements et ces difficultés qu’ont les différentes classes à coexister entre elles. De ce choc, naît en partie la révolution française, qui met fin à l’Ancien régime dans une volonté déclarée d’éradiquer les privilèges. C’est la fin d’un monde mais pour autant l’assistance sous sa forme répressive et coercitive se verra malgré tout continuer sous l’Empire et la restauration notamment sous la forme des dépôts de la mendicité. Le système du grand renfermement voulu par le roi Soleil sera la ligne directrice que suivent les autorités en France durant de longues années, avant de finir par revenir à un modèle de charité, notamment face à la révolution industrielle sous la monarchie de Juillet. Enfin, on commence à s’enquérir des pauvres, de leurs conditions de vie. Cette tendance se voit confirmée au delà de la France par l’encyclique Rerum novarum, prononcée par Pie XIII en 1891. Promouvant l’aide sociale aux plus pauvres, elle montre ce renversement des pensées. On ne réprime plus, mais on se sent concerné par les plus petits de nos frères.
Bibliographie :
Ouvrage général :
- O. CHALINE, La France au XVIIIe siècle, Belin, Paris, 2012.
Ouvrages spécialisés :
- B.Geremek, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen-Age à nos jours, Paris, 1987.
- J.P Gutton, La société et les pauvres en Europe (XVI-XVIIIèmes siècles), PUF, Paris, 1974
Sources :
- La Rochefoucauld-Liancourt, Rapport, fait au nom du comité de mendicité, des visites faites dans divers hôpitaux, hospices et maisons de charité de Paris. Par M. de La Rochefoucauld-Liancourt, député du département de l’Oise. Imprimé par ordre de l’Assemblée nationale. (15 juillet 1790).
Articles :
- Chartier Roger. Pauvreté et assistance dans la France moderne : l’exemple de la généralité de Lyon. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 28ᵉ année, N. 2, 1973. pp. 572-582. URL : https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1973_num_28_2_293365?fbclid=IwAR2EHFKYziJw6jP6UpqxUFv6selt_qWF9NgYOdybZ9EjbBq4OkfMxGjZTvU
- C. Romon, « Le monde des pauvres à Paris au XVIIIème siècle », in AESC, 1982
- C. Romon, « Mendiants et policiers à Paris au XVIIIème siècle », in HES, 1982.