« Le travail du corps délivre des peines de l’esprit, et c’est ce qui rend les pauvres heureux. » Écrit François de La Rochefoucauld. Ainsi, l’oisiveté des démunis verrait-elle dans le labeur sa solution ? Le prince de Marcillac nous livre ici sa lecture bien personnelle d’une classe sociale qu’il ne côtoie pas et avec laquelle il n’a que peu, sinon aucun lien. Mais en 1664, date de rédaction de ses Maximes, peut-il encore ignorer la réalité qui est alors celle de la France du grand renfermement ?
Les pauvres et indigents augmentent à vue d’œil, à mesure que le royaume s’enfonce dans les conflits, famines, et crises sociales. La pauvreté et l’assistance, sont deux termes qui découlent naturellement l’un de l’autre. Par pauvreté, on entend un individu dont la force de travail n’est pas suffisante pour subvenir à ses propres moyens. Un état, une condition, un manque de ressources ou de moyens matériels pour mener une vie décente. Dans assistance, on parle d’un appui extérieur à un individu ou une situation qui le nécessite, dans le but de faciliter ou permettre un succès ou une mise en oeuvre. Cette forme de soutien peut prendre différentes formes ; matérielle, économique ou encore spirituelle. Elle peut être le fait de particuliers comme d’institutions. Pour traiter le sujet de la pauvreté et de l’assistance au XVIIIe siècle et cerner les dynamiques qui en découlent, il est pertinent d’élargir les bornes chronologiques de quelques décennies et remonter au grand renfermement souhaité par Louis XIV à partir de 1656.
Réponse de l’État au problème des pauvres, mendiants et personnes de mauvaise vie, elle jette les bases d’une politique de cloître, de séparation des populations marginales vis à vis du reste des sujets du royaume. Cet événement est à mettre en relief avec le développement de l’assistance d’État qui se poursuivra au long du XVIIIe siècle. De par sa complexité et la rupture sociale, économique et politique qu’elle représente, la révolution française, dont certaines des causes peuvent être directement imputées à cette paupérisation des français au XVIIIe, sera la limite chronologique que nous nous fixons. Pauvreté, lorsqu’il s’agit de considérer les réalités sociales sous l’ancien régime semble être un mot valise dont il faut s’efforcer de balayer le spectre. Ainsi, tous les pauvres ne se valent pas, et n’ont pas non plus les mêmes conditions de vie. La ruralité qui recouvre la majeure partie du pays ne fournit pas le même type d’indigents que les villes, et les manières d’adapter l’aide à ces derniers sont également différentes. Mais dans un siècle qui voit l’abandon des campagnes au profit des villes ainsi qu’une réalité transformée à l’aune des guerres et famines du règne de Louis XIV, la situation économique et politique pousse à une évolution de l’indigence, s’adaptant aux nouvelles réalités. Ainsi nous pouvons nous demander quelle évolution connaît la pauvreté en France au XVIIIe siècle et si les mesures prises pour l’endiguer apportent une réponse satisfaisante.
Nous verrons dans cette première publication, ce qu’implique le mot pauvre en France au XVIIIe siècle, puis nous étudierons quels sont les moyens mis en place par les institutions pour assister les classes sociales les plus basses. Enfin, nous verrons si cette politique porte ses fruits, et le cas échéant quelles sont les alternatives qui lui sont proposées.
Si riches et pauvres ont toujours existé, la forme dont se concrétisent ces deux classes sociales évolue d’une époque à une autre face aux éléments externes qui impactent les modes de vie. La pauvreté a une forme bien particulière, on lui donne un carcan social ancré, justifié par une certaine idéologie qu’elle soit politique ou morale. Cette pauvreté se divise premièrement en distinctes catégories de personnes qui jouent toutes un rôle particulier, nous essayerons donc d’en dresser un tableau à même de nous éclairer.
I – Les facettes du pauvre : les « pauvres conjoncturels »
Il convient d’abord de comprendre que dans ce mot on retrouve une multitude de facettes. Ainsi, à la frontière de la précarité, une grande partie de la population n’échappe pas à une situation qui épisodiquement les conditionne à la vulnérabilité. Ce sont les pauvres conjoncturels. Ces derniers sont des individus qui travaillent, mais qui pour des raisons diverses sont amenés à ne plus pouvoir subvenir à leurs besoins et ceux de leurs proches. Certaines familles sont soumises à des conditions de pauvreté temporaires, comme par exemple en hiver lorsque chauffer le foyer devient trop cher. A la campagne, cela peut être la difficulté financière amenée par une récolte décevante qui plonge une famille dans une situation ou l’autosuffisance n’est plus possible. C’est ce qui arrive notamment pendant la grande famine de 1709. Dans le contexte de la guerre d’Espagne qui engendre une situation économique difficile, un hiver rigoureux vient alors détruire la plupart des récoltes dans les campagnes françaises. Face à la flambée du prix des céréales, la plupart des habitants du royaume n’ont plus les moyens de subvenir à leur propre alimentation. Ainsi, le curé Gauvry de la Croix-Comtesse, écrit “C’est icy que finist cette année remplie de calamités et de misère, cette année funeste. Année qui doit estre fameuse à la postérité et dont les accident facheux se feront ressentir dans les siècles à venir (…) » Si la disette de 1709 entaille profondément la société, c’est un parfait exemple d’événement néfaste auquel ces classes précaires sont soumises, qui représentent 10 à 20% des ruraux du royaume. Maintenant difficilement leur tête hors de l’eau, et qui soumis aux crises finissent, par tomber épisodiquement dans la pauvreté. Au cours du XVIIIe siècle l’impulsion économique qui voit le jour sous Louis XIV et qui se poursuit sous Louis XV transforme profondément le marché du travail. Manouvriers et journaliers sont de plus en plus nombreux. En ville, l’heure n’est plus à l’emploi fixe et dans la durée mais à une explosion du sous-emploi, accompagné d’une hausse généralisée du coût de la vie. L’essor économique du siècle pousse aussi à la compétitivité. Les prix baissent ou augmentent, et amènent à la précarité certaines classes sociales qui n’étaient alors que peu touchées. Ainsi, le coût de la vie pour notre période connaît une explosion de 54% tandis que les salaires n’augmentent que de 17% entre 1715 et 1789. Aussi, si les corporations offrent une certaine protection à ses membres, l’essor économique international pousse à une compétitivité entraînant une baisse du niveau de vie et de revenus. Cette confrontation à de nouvelles réalités est mal vécue, et elle engendre de nombreux incidents comme par exemple la Révolte des deux sous, qui a lieu à Lyon en 1786. Dans un climat d’économie pré industrielle, les soyeux qui vivent au gré des commandes pour les grands du royaume, alternant situation précaire et prospérité, protestent contre la promesse non-tenue du consulat de Lyon, organe de gouvernement de la ville, de réévaluer à la hausse le prix des étoffes. L’affrontement deviendra armé et ils s’opposent comme en 1744 à la maréchaussée avant de faire plier les autorités à leurs revendications. De manière générale, les classes sociales précaires conjoncturelles sous soumises aux événements indépendants de leur volonté et en cas de crise, finissent par nécessiter une assistance. Ainsi, les pauvres conjoncturels, intégrés à la société française, peuvent espérer selon les évolutions économiques et sociales améliorer leur situation qui n’est pas une fin en soi. Bien que précaires, ils restent un rouage essentiel par la position qu’ils occupent, au cœur de métiers manuels et souvent difficiles qui sont néanmoins nécessaires pour l’économie. Relégués aux tâches ingrates dans une société d’ordre où l’évolution sociale est difficile, ils sont à la frontière entre deux états.
II – Les facettes du pauvre : les « pauvres structurels »
Malgré tout, les conjoncturels sont à considérer comme plus chanceux que les plus démunis, ceux que l’on appelle les pauvres structurels. Dans cette catégorie sont comptés les plus misérables du royaume, veuves, orphelins, vieillards, et souvent aussi les plus marginaux.
On retrouve des profils divers. Premièrement, les vagabonds. Ce terme désigne les individus qui ne peuvent justifier de leur identité et qui errent à travers les généralités du royaume de France. Sans travail et sans demeure dans un pays profondément ancrée dans la ruralité et où le crime de bannissement est synonyme de mort sociale dans la plupart des cas, les vagabonds considérés comme parasites ne peuvent se faire « avouer » c’est à dire reconnaître par d’autres sujets, car ils ont une existence nomade et changent régulièrement de lieu. On peut retrouver dans leurs rangs des condamnés à l’exil, des sans emploi et sans famille, mais aussi des Tziganes. Toutes ces catégories se retrouvent dans un élément commun qui les marginalise ; le manque de sédentarisation à une époque où les individus sont attachés à la terre et à l’identité du pays. Si certains subissent un état qu’ils ne choisissent pas d’autres en revanche ont décidé de s’affranchir des codes sociaux et décident de mener cette vie qui souvent va de pair avec la criminalité. Sans emploi, c’est l’un des rares moyens de subsistances qu’ils ont, avec la mendicité que nous évoquerons. La figure du vagabond criminel est très répandue à travers les campagnes et les villes, et favorise cette exclusion. Mais on retrouve également parfois un sentiment d’appartenance à un lieu chez certains. Ainsi, Marion du Faouët, née en 1717 est la meneuse d’un groupe de bandits de grands-chemin qui se livrent aux activités de brigandage en Bretagne, visant particulièrement les individus étrangers à la région. Condamnée, elle sera exécutée en 1755.
Qu’elle soit ou non, voulue, cette existence reste en marge de la société d’ordre et est d’ailleurs réprimée. Le crime de vagabondage ne verra son abolition qu’en 1992. Si parmi les criminels et brigands on retrouve une majorité d’individus « Sans feu ni lieu » d’autres choisissent un moyen de subsistance plus pacifiste, la mendicité. Par mendiant, on entend des individus qui ne peuvent subvenir à leurs propres besoins et qui survivent sur la base de l’apport matériel et financier qui leur est fait par d’autres. Ces individus sont majoritairement sans revenus bien qu’ils aient pu en posséder un avant. Réduits à quémander et dépendants d’autrui, ils ne sont cependant pas tous vagabonds, notamment ceux des villes, les indigents, qui sans avoir totalement perdu leur place dans la société comme les criminels et autres nomades qui sillonnent le pays, occupent une position qui les place en périphérie. On compte alors parmi ces marginaux des villes une autre classe de personnes, ceux qui exercent pour survivre des métiers dégradants, comme la prostitution. Ainsi, les filles de joie sont discriminées de par la nature de leur activité dans une société marquée par la rigueur morale gallicane qui est celle du XVIIIe siècle. Profession existant depuis la nuit des temps, la vente de son corps est sous les différents régimes tolérée, selon sa forme. On distingue les prostituées de cour, celles qui se réservent à une clientèle de privilégiés, et celles de nécessité ou d’asservissement. Face à ces pratiques la tolérance est aléatoire, mais connaît un regain de répression au cours du XVII et XVIIIe siècle. Ainsi le comte d’Argenson en 1750 souhaite réprimer ces pratiques alors en plein essor et décide d’expulser vers la Louisiane les « filles de mauvaise vie » ce qui est mal accueilli par une partie des parisiens. Le vol quant à lui revêt un caractère généralement moins organisé et impactant. Il est dans les villes souvent le fait d’individus seuls qui profitent d’une occasion ponctuelle, et bénéficient rarement de la logistique que l’on retrouve dans le banditisme de grand chemin, où les criminels bénéficient d’une facilité de fuite accrue car situés en dehors du maillage de la cité. Ainsi bien que diversifiés, les pauvres conjoncturels et permanents constituent le bas de l’échelle sociale en France, et sont relégués à une existence précaire où les lendemains ne sont pas assurés.
Si les conjoncturels bénéficient d’une situation un peu plus confortable, ils ne possèdent néanmoins pour assurer leur existence que leur force de travail, qui souvent ne suffit pas. Les pauvres permanents eux, sont voués à vivre du soutien d’autrui et livrés à eux-mêmes, finissent par souvent basculer dans la criminalité, dont les perspectives lucratives sont plus intéressantes que la passivité et l’aumône.
III – L’image du pauvre et de la pauvreté à la fin de l’Ancien Régime
Mais si ces groupes se côtoient parfois, et malgré certaines similarités, ils n’en demeure pas moins qu’il jouissent d’une image différente aux yeux du reste de la société, et notamment de la noblesse et du clergé, qui à l’envi leurs trouvent qualités à souligner ou reproches à formuler face à ces déclassés. Si la pauvreté est un phénomène intemporel, la manière de la voir change également selon les époques.
Nous ferons fi dans un premier temps de la perception religieuse que nous aurons loisir de développer plus tard, pour nous focaliser sur la perception sociale des pauvres. Ainsi, ces pauvres sont jugés selon des règles généralement établies dans l’imaginaire collectif, en premier, la raison de leur pauvreté. Sont-ils des individus vertueux soumis à cette épreuve malgré leur volonté à aller de l’avant ? Yves Bergot, recteur de Kernouès, écrit à leur sujet « (…)Ce sont des pères de famille qui ont six, sept enfants sur les bras.(…)Ces pauvres laboureurs ne peuvent pas gagner assez pour avoir du pain à leurs enfants, moiennant quoi ils sont obligés de mendier. » Ces individus sont considérés avec généralement plus de compassion, car ils n’ont pas totalement délaissé leur rôle dans l’engrenage social. Vertueux et courageux, il sont alors un exemple d’abnégation. Leur antagonistes sont les brigands, criminels, prostituées, ou tueurs, qui eux ont quitté le carcan social pour se marginaliser, pour vivre une vie en dehors de tout cadre acceptable pour leurs contemporains. Mais la criminalité elle, bien que stigmatisée et réprimée, revêt également une perception différente au fur et à mesure des difficultés économiques qui s’abattent sur le peuple. L’exemple de Louis Dominique Cartouche est fort de sens en ce qui concerne ces marginaux respectés de la société. Fils d’un tonnelier de Paris, il quitte le domicile familial après un différend avec son père, puis finit par être recueilli par des Tziganes. Côtoyant alors leur univers marginal, il bascule dans la criminalité et sévit avec sa bande sous la régence, avant d’être exécuté en 1720. Tout au long de sa vie criminelle, il jouit d’une grande popularité auprès du peuple de Paris, qui étouffé par les taxes et le creusement des inégalités y voit la figure d’un justicier remettant de l’ordre là où la croissance économique divise de plus en plus entre bénéficiaires et tributaires du royaume. De ces individus portés au triomphe populaire malgré leurs actes criminels, on y opposera la figure du pauvre décrite dans la Bible. Ce pauvre qui subit de facto une existence qu’il n’a pas choisi, mais qui se refuse à se placer hors du cadre de la loi. Ainsi dit « Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu à est vous » ce message qui est celui du Christ trouve un écho dans certains mouvements religieux, qui vont eux même jusqu’à chercher la pauvreté, c’est notamment le cas des ordres mendiants. Ils sont en effet une catégorie à part, car s’ils souhaitent en effet se placer hors du monde, leur motivation est religieuse et ils jouissent donc d’une image positive qui suscite le respect au regard de leur rigueur de vie et leur ascétisme, contrairement au pauvre qui subit pour lequel on ressent pitié, compassion ou dédain. Le thème du pauvre est ainsi religieusement important. La société française de l’ancien régime est une société profondément chrétienne. Ainsi dès leur plus jeune âge, les sujets du royaume apprennent non pas à mépriser les pauvres, mais à en avoir compassion. C’est de cette compassion que naît la charité chrétienne au Moyen âge, qui est un moteur social fort qui permet l’intégration des plus faibles, et les préserve d’un abandon total à leur sort, notamment les mendiants qui ne vivent que de cette solidarité. Mais cette image se dégrade, et ainsi au XVIIIe, le pauvre n’est plus vu comme représentation du Christ, mais comme un attribut dévalorisant. Les pauvres, criminels ou pas, se mêlent à la société. S’ils vivent pour beaucoup à la marge des villes, on retrouve également des lieux en leur centre. Les cours des miracles, véritables villes dans la ville, où se côtoient tous types de criminels et marginaux est un bon exemple de cette superposition dans la société. Les pauvres sont ainsi présents sous diverses formes en France au XVIIIe et leur masse s’accroît ou diminue selon les événements. Leur situation précaire les rend vulnérables, et si certains survivent tant bien que mal sans quitter le cercle social dans lequel ils existent, d’autres abandonnent ces mêmes règles de vie communes pour tomber dans la criminalité ou la mendicité. Cette évolution sociale dans un siècle ou les plus riches le deviennent d’avantage et où les pauvres sont de plus en plus nombreux, divisent. Qu’on les aide, qu’on les perçoive comme un danger pour l’ordre social ou qu’on refuse de les voir, la pauvreté revêt une forme de symbolique sociale mais également religieuse, celle à laquelle vient répondre une politique d’assistance qui revêt diverses formes.
Bibliographie :
Ouvrage général :
- O. CHALINE, La France au XVIIIe siècle, Belin, Paris, 2012.
Ouvrages spécialisés :
- B.Geremek, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen-Age à nos jours, Paris, 1987.
- J.P Gutton, La société et les pauvres en Europe (XVI-XVIIIèmes siècles), PUF, Paris, 1974
Sources :
- La Rochefoucauld-Liancourt, Rapport, fait au nom du comité de mendicité, des visites faites dans divers hôpitaux, hospices et maisons de charité de Paris. Par M. de La Rochefoucauld-Liancourt, député du département de l’Oise. Imprimé par ordre de l’Assemblée nationale. (15 juillet 1790).
Articles :
- Chartier Roger. Pauvreté et assistance dans la France moderne : l’exemple de la généralité de Lyon. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 28ᵉ année, N. 2, 1973. pp. 572-582. URL : https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1973_num_28_2_293365?fbclid=IwAR2EHFKYziJw6jP6UpqxUFv6selt_qWF9NgYOdybZ9EjbBq4OkfMxGjZTvU
- C. Romon, « Le monde des pauvres à Paris au XVIIIème siècle », in AESC, 1982
- C. Romon, « Mendiants et policiers à Paris au XVIIIème siècle », in HES, 1982.