Si la fin de l’esclavage marque les premiers pas de l’émancipation des populations afro-américaines aux États-Unis, la lutte pour leurs droits civiques et les libertés individuelles s’accélère avec l’entrée dans l’ère de la ségrégation raciale.
I – « Séparés mais égaux » : la bascule de l’esclavage à la ségrégation raciale, l’échec de la Reconstruction étasunienne ?
Malgré la prégnance de l’idéologie raciste aux États-Unis, l’esclavage a été remis en cause tôt par les Nordistes. Dès 1831, William L. Garrison publie le Liberator, réclamant l’immédiate abolition de l’esclavage aux États-Unis. De multiples révoltes d’esclaves, comme celles de Nat Turner en 1831, ont renforcé la conviction de certains Nordistes que l’attribution de droits civiques aux personnes noires était une nécessité pour protéger le pays d’une révolution. Les débats concernant l’esclavage prirent rapidement une ampleur massive : l’esclavage devint progressivement un critère d’annexion à l’Union et, dans le même temps, la première cause de sectionalisme entre Nord et Sud. De nombreux compromis ont dû être trouvé entre les esclavagistes, qui souhaitaient étendre l’institution particulière aux nouveaux états de l’Union, et les abolitionnistes, qui luttaient contre l’expansion de l’esclavage. Ainsi, dès 1820, le compromis du Missouri forme un équilibre : chaque annexion d’un état esclavagiste doit être immédiatement compensée par l’annexion d’un État libre. Les années 1850 forment l’apogée des tensions liées à l’esclavage dans l’expansion étasunienne. L’annexion de la Californie et du Texas a été l’objet de nombreux débats aboutissants au compromis de 1850 : la Californie peut être annexée en tant qu’État libre à condition que le Fugitive Slave Act soit renforcé et que l’État fédéral n’intervienne pas dans la décision de maintenir l’esclavage au Nouveau Mexique et en Utah. Le compromis n’est pas satisfaisant pour autant : dès 1854, le Kansas Nebraska Act doit être signé pour apaiser les tensions sectionalistes. Désormais, l’État fédéral doit laisser à la population de ces deux États le choix de maintenir ou non l’esclavage dans leur territoire, sans intervention. L’esclavage, parce qu’il semble entrer en contradiction avec l’attachement à la liberté et à l’égalité promues par les États-Unis, remet en question les fondements de la démocratie étasunienne et fragilise la légitimité de l’expansion territoriale étasunienne.
L’esclavage a donc été un facteur de dissension important pendant la période Antebellum aux États-Unis, au point de faire basculer le pays dans la guerre de Sécession. Gary Gallagher, dans un discours intitulé « Remembering the Civil War », met l’accent sur l’importance de l’esclavage comme cause de la guerre civile.
« Les questions liées à l’institution de l’esclavage ont précipité la sécession… Il ne s’agissait pas des droits des États. Ce n’était pas le tarif. Ce n’est pas le mécontentement des mœurs et des coutumes qui a conduit à la sécession et finalement à la guerre. C’était un ensemble de questions divisant profondément la nation le long d’une ligne de faille délimitée par l’institution de l’esclavage ».
Gary Gallagher
L’esclavage n’est cependant pas un motif affiché par les Unionistes et les Sécessionnistes, qui entrent en guerre au nom du droit de chaque État à s’auto-déterminer. Bientôt, cependant, l’Union proclame l’émancipation des personnes noires, en 1863. En 1865, le Nord l’emporte sur les sécessionnistes sudistes : l’esclavage est alors aboli partout aux États-Unis, et la loi sur les Civil Rights est acceptée en 1866, donnant aux Noirs le statut de citoyen. Ils ne peuvent donc plus être considérés comme des propriétés par leurs maîtres. Les États-Unis entrent alors dans l’ère de la Reconstruction : le pays se remet progressivement de la guerre ; les personnes noires sont désormais protégées par la Constitution, puis par le Civil Rights Act de 1875, qui interdit la discrimination raciale dans les lieux publics.
Si la loi place les personnes noires à égalité avec les personnes blanches, elles demeurent, dans les faits, profondément discriminées : l’esclavage cède progressivement la place à une ère de ségrégation raciale aux États-Unis, particulièrement virulente dans les anciens États sécessionnistes. La ségrégation s’est installée lentement aux États-Unis. Elle fut spatiale, dans un premier temps : les personnes noires furent exclues des salles de spectacle, devaient fréquenter des établissements publics (comme les églises) qui leur étaient réservés. Même dans la mort, Blancs et Noirs ne pouvaient être unis : les personnes noires étaient enterrées dans des cimetières distincts des personnes blanches.
Ce progressif retour en arrière est dû à l’arrivée de ceux que l’on surnomme les Redeemers, des démocrates blancs issus de l’ancienne élite planteuse, dans les gouvernements des États du Sud. A partir de 1876, la Reconstruction semble donc toucher à sa fin. Les lois de Jim Crow sont mises en place en 1876 et seront suivis par l’arrêt « Plessy contre Ferguson » en 1896 : les Noirs ne peuvent pas bénéficier des mêmes infrastructures que les Blancs, même s’ils sont censés être “égaux” dans leur accès aux services. Bientôt, les droits civiques des personnes noires furent menacés : la clause dite du “grand-père” empêchait les personnes noires de devenir électeur, par exemple, puisque ce statut ne pouvait être accordé qu’à une personne dont le grand-père l’avait déjà été [électeur, N.D.L.R]. Ainsi, entre 1890 et 1910, dix des onze anciens États sécessionnistes empêchent le vote des personnes noires par le biais de clauses ou de critères discriminants. Entre 1896 et 1904, aucun homme noir n’a pu voter en Caroline du Nord, par exemple. Le Ku Klux Klan, une société secrète terroriste prônant la suprématie des WASP (Protestants anglo-saxons blancs), s’oppose également à l’application des droits civiques des Noirs en ayant recours à des assassinats, des incendies d’écoles ou d’églises, et autres formes de violences. Ainsi, les personnes noires ont disparu de la vie politique des États-Unis jusqu’à l’aube de la Première Guerre mondiale. Parce que la représentation des personnes noires est quasi-inexistante à cette période, la discrimination semble s’alimenter d’elle-même : les écoles noires sont moins financées que les écoles blanches ; les personnes noires ne peuvent pas exiger ou imposer de hausse de ces financements, menant alors à une éducation de moindre qualité pour les personnes noires. La Cour suprême, composée de personnes blanches en immense majorité, ignore les amendements protégeant les droits civiques des Noirs, tant pour des questions de racisme que pour maintenir des relations pacifiques avec les États du Sud aux lendemains de la guerre. Enfin, la ségrégation continue d’être justifiée par le droit à la propriété et à la libre jouissance de ses biens par les possédants : la Cour Suprême déclare, en 1883, qu’aucune loi ne peut imposer un comportement à une entreprise privée. Ainsi, le Civil Right Act de 1875 fut vidé de son intérêt. On le comprend donc : la ségrégation raciale fait des personnes noires des citoyens de second plan ; le « melting pot » entre Noirs et Blancs ne s’effectue pas.
II – « I have a Dream » : question noire et révolution noire au XXème siècle
Au début du XXème siècle, les enjeux liés à la “question noire” semblent encore s’accroître aux États-Unis. Au renforcement de la ségrégation dans le Sud des États-Unis s’ajoute la nationalisation du problème du fait de la “grande migration”. En effet, à partir de 1910, les personnes noires quittent progressivement le Sud pour les États du Nord, attirées par les emplois nés de l’industrialisation du Nord. Cette migration n’a cessé de progresser au cours du XXème siècle, en se déplaçant peu à peu vers l’Ouest du pays. La ségrégation n’existe pas à proprement parler dans les États du Nord. Cependant, les Noirs qui se déplacent vers le Nord ont tendance à se concentrer dans certains quartiers des grandes villes, tels que Harlem à New York, ou Watts à Los Angeles. On assiste donc à un phénomène de discrimination territoriale des populations noires, confrontées qui plus est aux difficultés de logements et à des emplois peu qualifiés et peu payés. Ces migrations déclenchent, à l’échelle nationale, la multiplication des émeutes raciales dans toute l’union, comme à East Saint Louis en 1917.
Si elle n’a pas réduit l’intensité de la ségrégation ou de la discrimination aux États-Unis, la dispersion des populations noires dans le pays a permis d’accroître leur visibilité et aux idées antiségrégationnistes de progresser. La création de la NAACP, la National Association for the Advancement of Colored People, a encouragé la mise en place d’une lutte politique de reconquête des droits civiques pour les personnes noires. William Burgard Du Bois, l’un des fondateurs de la NAACP, fonda également The Crisis, journal publié entre 1910 et 1932 pour réclamer la fin de la ségrégation et dénoncer les discriminations raciales. Cependant, il faut attendre la Seconde Guerre mondiale pour que la lutte contre la ségrégation ne prenne une ampleur massive. Les Noirs envoyés au front découvrent l’absence d’une ségrégation aussi marquée dans les autres pays et constatent la décolonisation progressive des colonies européennes ; naît alors l’espérance d’une déségrégation prochaine aux États-Unis. De timides mesures sont prises aux lendemains de la guerre : en 1954 un arrêt interdit la ségrégation dans les écoles publiques. Il faut attendre 1957 pour que le Congrès garantisse la protection des droits civiques des personnes noires, leur autorisant ainsi le vote. Elles ne sont guère suffisantes cependant. C’est pourquoi les années 1950 voient apparaître les prémices de la “révolution noire”.
Ainsi, en 1955, Martin Luther King prend en charge l’organisation de la lutte contre la ségrégation : il met en place un boycott des compagnies de bus de la ville de Montgomery jusqu’à obtenir la fin des pratiques ségrégatives ; il encouragea les pratiques pacifiques des Freedom Riders pour protester contre la ségrégation spatiale en organisant des sit-in. Certaines personnalités se distinguent dans cette lutte : Rosa Parks devient ainsi une figure emblématique de la lutte en 1955, en refusant de céder sa place à un homme blanc dans un autobus. L’apogée de la lutte de Martin Luther King est atteint en 1963 : c’est cette année qu’il organise une marche sur Washington, qui réunit plus de deux cent mille personnes, et prononce le discours “I have a Dream”. Il y défend les valeurs de la tolérance et appelle à l’union pacifique des Noirs et des Blancs.
« Quand les architectes de notre république écrivirent les textes magnifiques de la Constitution et de la Déclaration d’Indépendance, ils signèrent un billet à ordre que chaque Américain allait retrouver dans son héritage. C’était la promesse que chacun – oui, les noirs tout autant que les blancs – serait assuré de son droit inaliénable à la vie, à la liberté et à la quête du bonheur. »
Martin Luther King, “I have a dream”, 1963.
Sous la pression du mouvement des droits civiques, le Civil Right Act est finalement signé en 1964, par Lyndon Johnson. La ségrégation prend officiellement fin aux États-Unis. Ce Civil Right Act apparaît alors comme l’aboutissement de la lutte des personnes noires pour leurs droits civiques, et de certaines mesures déjà prises dans les années 1960 par J. F. Kennedy. Il avait, en effet, mis en place un programme de “discrimination positive” en 1961, pour favoriser l’embauche des personnes noires. En 1966, pour la première fois, un Afro-Américain est élu au Sénat : il s’agit d’Edward Brooke, élu du Massachusetts.
III – La déségrégation, un processus inabouti ?
Officiellement, la ségrégation prend donc fin aux États-Unis. La discrimination, en revanche, est encore profondément ancrée dans les mœurs étatsuniennes en 1964, notamment dans les États du Sud du pays. Ceux que l’on appelle les WASP (White Anglo-Saxon Protestant, soit les Protestants anglo-saxons blancs), continuent de s’opposer à la déségrégation. En réaction, le Black Power apparaît en 1966, selon l’appellation de Stokely Carmichael, pour lutter en faveur de la déségrégation de façon plus radicale que Martin Luther King. Influencé par Malcolm X, le Black Power représente plusieurs mouvements politiques ou culturels unis par la volonté de prôner le nationalisme noir et l’émancipation de la tutelle blanche. Désormais, le terme Afro-Américain remplace celui de Noir Américain, jugé raciste par Malcolm X. Le Black Power devient célèbre en 1968, lorsque les athlètes Tommie Smith et John Carlos, lèvent le poing en l’air à la façon du mouvement politique des Black Panthers aux Jeux Olympiques en signe de protestation contre la discrimination raciale. Cette radicalisation de la lutte pour les droits civiques des personnes noires se veut particulièrement active jusqu’en 1975. Elle encourage, par bien des aspects, la montée en puissance de certaines autres minorités. Ainsi, le Black feminism se développe dans les années 1960 et 1970, pour prôner l’autonomie des femmes Afro-Américaines.
Cette lutte favorise les progrès de la déségrégation dans la société étatsunienne. Les populations noires se mélangent progressivement aux populations blanches dans les espaces urbains de l’Ouest et du Sud. La représentation politique des Afro-Américains augmente alors constamment. Shirley Chisholm est la première femme Afro-Américaine à être élue au Congrès, en 1968. On compte alors dix personnes noires au Congrès en 1970, puis 41 en 1995. On dénombre également 9000 personnes noires élues en 1997, pour seulement 104 en 1964. L’élection de Barack Obama, en 2009, souligne l’importance de l’accroissement du poids politique des Afro-Américains aux États-Unis.
Il n’en demeure pas moins que, proportionnellement, les Afro-Américains restent sous-représentés, à la fois parmi les élus et au sein de l’électorat. Les Afro-Américains souffrent d’une moyenne d’âge inférieure à la moyenne nationale et d’un accès à l’éducation plus difficile : ces deux facteurs peuvent expliquer que leur participation se révèle proportionnellement plus faible que celle des populations blanches. Couplées à cela, les disparités socio-économiques entre personnes blanches et noires restent manifestes. Là où 34% des personnes blanches possèdent une licence, seules 17% des personnes noires en ont une, selon les calculs pour l’année 2006. En 2005, 25% de la population noire vit en dessous du seuil de pauvreté ; 9% des plus de vingt ans connaissent le chômage ; près de 50% des victimes d’homicides sont noires. Les personnes noires concentrent encore l’attention des policiers du fait du profilage racial : il s’agit alors d’un comportement discriminatoire, exercé par une autorité à l’encontre d’une partie de la population, fondé sur des critères raciaux, religieux ou autres. Ces disparités ont été rendues très visibles par l’épidémie du Covid-19 en 2020. Selon un article publié par Sciences et Avenir le 8 avril 2020, les communautés afro-américaines disposeraient d’un accès plus difficile, car elles vivent dans des quartiers généralement pauvres. Ainsi, si les Afro-Américains ne représentent que 14% de la population de l’Illinois, ils y représentent 42% des décès liés au coronavirus ; le chiffre est tout aussi impressionnant en Louisiane, où les Afro-Américains représentent 70% des décès liés au virus, pour 33% de la population.
Que conclure ?
On constate ainsi que l’intégration des personnes noires est encore loin d’être parfaitement achevée dans la société étasunienne contemporaine. Les souvenirs de l’esclavage et de la ségrégation pèsent encore lourdement sur la communauté afro-américaine, encore victime de discriminations raciales et de disparités sociales marquées. Cette intégration s’est voulue d’autant plus difficile au cours des siècles qu’elle est apparue comme une remise en question des principes de l’identité politique et culturelle des États-Unis, notamment du rapport du citoyen à la propriété et à la Liberté. Les mouvements de revendication des droits civiques pour les Afro-Américains, tel que Black Lives Matter, permettent donc d’accompagner les États-Unis dans leur transition d’une société fondée sur des valeurs protestantes, libérales et racisées à une société égalitaire, multiculturelle et multiraciale. La lutte du mouvement BLM transcende donc les seuls intérêts des Afro-Américains aux États-Unis, pour questionner le rapport à l’identité étasunienne et aux autres de la population du pays dans son ensemble.
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Sources :
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