Le 25 mai 2020, George Floyd, un afro-américain est tué par asphyxie par Derek Chauvin, un policier blanc, à Minneapolis, dans le Minnesota (États-Unis). Moins d’un mois plus tard, le 17 juin, Garrett Rolfe, un policier blanc d’Atlanta, est accusé de meurtre après avoir tué Rayshard Brooks, un conducteur afro-américain. La violence de l’interpellation de G. Floyd, ainsi que la médiatisation de ces deux affaires ont rapidement conduit à d’abondantes émeutes aux États-Unis, puis dans le monde, pour dénoncer les violences policières et le racisme. Ces affaires font en effet écho à d’autres faits de violences policières, telle que la mort d’Adama Traoré, asphyxié par plaquage ventral par un policier, le 19 juillet 2016 en France.
En 2013, le mouvement Black Lives Matter est lancé par trois femmes afro-américaines, Alicia Garza, Partisse Cullors et Opal Tometi, en réaction au décès de Trayvon Martin, un adolescent noir tué par George Zimmerman, coordinateur de la surveillance de voisinage d’une résidence où vivait Martin, le 13 juillet. Entre 2013 et 2020, le mouvement a été à l’origine de nombreuses manifestations, protestant avant tout contre le racisme et les violences policières subies par les personnes noires aux États-Unis ; luttant pour leur émancipation et le respect de leurs droits civiques.
Le mouvement Black Lives Matter cherche ainsi à remettre en question les rapports entre personnes noires et blanches et à mettre en lumière le racisme qui imbibe encore la société étatsunienne à l’époque contemporaine. Si les États-Unis se sont considérés comme un exemple de melting-pot réussi et comme une société respectueuse des libertés individuelles et des droits civiques depuis leur origine, l’intégration des populations noires y a toujours été une difficulté. Celles-ci ont longtemps subi les affres de l’esclavage et de la ségrégation raciales. Encore aujourd’hui, les personnes afro-américaines subissent des discriminations importantes : si les Afro-américains représentent environ 13% de la population des États-Unis en 2010, ils forment près de 40% de la population carcérale du pays la même année, ce qui pourrait s’expliquer par un plus haut niveau de pauvreté et des politiques sociales moins favorables pour les Afro-américains. Pourtant, les États-Unis sont traditionnellement attachés au concept de « liberté ». Comme en témoigne le concept de Rêve américain, inventé par Truslow Adams dans les années 1930, la société étatsunienne libérale est censée permettre la réussite économique et sociale de tous, en garantissant les libertés individuelles et en favorisant la mobilité sociale de chacun. Comment expliquer, alors, que les populations noires se retrouvent exclues et diminuées dans une société protégeant supposément la liberté de tous ? Comment expliquer la situation contemporaine de la communauté afro-américaine et la prégnance particulièrement visible du racisme dans la société étatsunienne actuelle ?
Dès son origine, la « question noire » a provoqué d’amples discussions et divisions au sein de la société étasunienne. Il semble donc pertinent de comprendre comment la société étasunienne s’est structurée au XIXème siècle et l’idéologie sur laquelle les populations blanches se sont reposées pour exclure les populations noires, et qui est donc à l’origine de leur situation actuelle. Dans une seconde publication, on verra que l’idéologie raciste qui imprègne les États-Unis au XIXème siècle a continué de s’imposer sur le long terme pour favoriser des mouvements de ségrégation au XXème siècle, et la poursuite de la ségrégation aujourd’hui. Pour autant, on montrera que la remise en question des principes ségrégatifs est ancienne, et que le mouvement Black Lives Matter forme un aboutissement, et non le commencement, d’un processus de « déségrégation » aux États-Unis.
I – Les Noirs en Amérique : une origine servile
Héritage de l’Empire britannique, l’esclavage est apparu sur le continent américain bien avant la naissance des États-Unis : les premiers esclaves noirs sont introduits en Amérique en 1619, dans les ports de Virginie. On estime alors que les esclaves noirs s’adaptent facilement au climat chaud et humide de l’Amérique du Nord ; ils semblent donc plus à même que les Blancs à se livrer à la culture des sols. Ces esclaves, transportés par les Britanniques entre l’Afrique et leurs colonies américaines, doivent prendre en charge la culture de florissantes plantations de tabac et de maïs. Depuis 1614, déjà, les Britanniques importent des quantités de plus en plus importantes de tabac depuis leurs colonies ; de 2.600 livres en 1614 à près de 20.000 en 1617. Ces échanges intensifs de marchandises et de populations entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique sont aujourd’hui qualifiés de « commerce triangulaire ».
Dans le même temps, la constitution de grandes plantations dans les colonies britanniques est renforcée par le système du Virginia head-right, c’est-à-dire le supplément par tête, instauré en 1618. Les territoires cultivables des colonies sont distribués en fonction du nombre de personnes de statut servile dont les propriétaires disposent : plus un propriétaire a d’esclaves, plus la parcelle de terrain à laquelle il aura droit sera grande. Alors, nombreux sont les Britanniques à s’exiler en Amérique en quête de richesse et de territoire cultivable : entre avril et décembre 1618, la population de la Virginie double et atteint les mille habitants. Le problème racial apparaît donc très tôt sur le continent américain : la présence de plus en plus marquée d’une population noire, couplée aux conflits entre Amérindiens et population blanche, soulève déjà des tensions. L’accroissement de la population noire accentue les tensions sur le continent américain : entre 1619 et l’indépendance étasunienne, les Britanniques ont fait traverser l’Atlantique à 523 000 esclaves noirs ; ces derniers représentent une population totale de 700 000 personnes en 1776.
Les esclaves sont alors massivement regroupés dans les États du Sud, qui concentrent trois quarts de la population noire totale. Cela est lié au fait que les principales espèces cultivées aux États-Unis (le tabac, la canne à sucre, le riz, l’indigo) s’acclimatent mieux dans les environnements chauds que l’on retrouve dans les colonies du Sud. Ainsi, en 1776, on ne trouve que 5 000 personnes noires dans le Massachusetts.
II – L’« Institution particulière », une composante inhérente à la société étasunienne ?
Les États-Unis naissent le 4 juillet 1776, jour où ils déclarent leur indépendance de la couronne britannique. Dès leur naissance, les États-Unis se retrouvent confrontés à la gestion de l’esclavage : les Pères fondateurs ne mentionnent pas directement les Noirs dans la Constitution du pays, rédigée en 1787, mais s’accordent un délai de vingt ans pour mettre fin à la traite des esclaves. Ainsi, elle doit prendre fin au premier janvier 1808. L’importation d’esclaves devait également être interdite dans les territoires annexés à l’Union après 1808. Dans les faits, cependant, la traite se poursuit de façon illégale aux États-Unis, et son interdiction officielle n’entraine qu’un recul très limité de l’esclavage dans le pays. Il est vrai que certains États du Nord, situés au nord de la ligne Mason-Dixon, interdisent l’esclavage très tôt : c’est le cas du Vermont, qui l’interdit en 1777, ou de la Pennsylvanie, où il disparaît en 1780. Pour autant, les Noirs ne sont pas bien intégrés dans les États du Nord : ils ne jouissent pas de droits civiques et demeurent des marginaux.
De plus, dans le Sud, l’esclavage se renforce progressivement, et devient ce que les sudistes surnomment « l’institution particulière » aux États-Unis. Les sudistes sont particulièrement attachés aux principes de la démocratie jeffersonienne, théorisés par Thomas Jefferson, président des États-Unis entre 1801 et 1805 et membre des Pères fondateurs. Pour Jefferson, les États-Unis doivent s’écarter au mieux du modèle économique et politique britannique : les États-Unis ne doivent pas céder à l’appel de l’industrialisation du système économique et doivent demeurer une société agraire pour conserver la vertu et la liberté des « yeomen », les hommes blancs, citoyens des États-Unis, possédant souvent de petits territoires. Ainsi, les sudistes restent attachés au maintien de l’agriculture dans les États du Sud et à l’exportation massive des productions en direction de l’Europe ou de l’Amérique latine.
Cela est d’autant plus important que le XIXème siècle voit proliférer une nouvelle plante reine dans les cultures du Sud : le coton. Il s’agit d’une plante massivement utilisée dans l’industrie ; or, l’Europe, et particulièrement le Royaume Uni, connaissent une forte période d’industrialisation à partir du XIXème siècle, ce qui fait que la demande de coton explose à l’échelle mondiale. Les sudistes souhaitent obtenir le monopole mondial de la production du coton pour garantir la prospérité économique de leur nation.
Le rôle des esclaves dans la société sudiste devient alors prédominant : ce sont eux qui s’occupent de la culture et de la récole du coton. Parce que les propriétaires ne leur versent pas de salaire et se contentent de leur fournir les ressources minimales nécessaires à leur survie, les esclaves représentent une main d’œuvre extrêmement bon marché : l’entretien annuel moyen d’un esclave n’est que de 30 dollars, là où un ouvrier libre touche 8 à 12 dollars par mois dans les états industrialisés des États-Unis. Pour les propriétaires, les esclaves forment un capital variable fondamental sur lequel repose tout leur système économique. Dans un discours prononcé à New Haven en 1860, Abraham Lincoln souligne l’importance de la valeur dégagée par les plantations des sudistes, qui explique pourquoi ces derniers sont si attachés au maintien de l’esclavage.
« Il ne m’appartient pas de dire si les détenteurs de cette espèce de propriété la voient vraiment telle qu’elle est, mais s’ils la voient, ils la voient telle qu’elle est au travers de deux mille millions de dollars, et c’est un revêtement assez épais. Il est certain qu’ils ne voient pas les choses comme nous les voyons. Il est certain que ces deux mille millions de dollars, investis dans cette espèce de propriété, tous si concentrés que l’esprit peut les saisir en même temps – cet immense intérêt pécuniaire – a son influence sur leur esprit ».
Abraham Lincoln, discours de New haven, 1860.
Ainsi, l’esclavage se maintient et se répand encore et toujours aux États-Unis, jusqu’à la Guerre de Sécession (1861 – 1865). La population esclave ne cesse de grandir : deux ans après l’interdiction de la traite dans le pays, en 1810, les esclaves représentent 1,1 million d’individus. En 1860, ils sont près de quatre millions. Les esclaves forment alors 14% de la population totale du pays, et peuvent représenter la moitié de la population dans certains États du Sud.
III – Esclavage et « Empire de liberté » : deux notions contradictoires ?
Dans une lettre adressée à George Rogers Clark, datée du 25 décembre 1780, Jefferson qualifiait les États-Unis d’ « Empire de la Liberté ». Ainsi, dès leur indépendance, Jefferson attribuait déjà aux États-Unis la mission d’étendre leur territoire dans l’hémisphère ouest, si ce n’est le monde, afin de propager les valeurs fondatrices de la société étasunienne que sont la démocratie, le droit et les libertés individuelles. Cependant, comment expliquer que les États-Unis, qui prétendent garantir la liberté de leur population, puissent avoir été terre d’accueil pour une pratique telle que l’esclavage ? Comment les États-Unis justifient-ils la structure éminemment raciste de leur société au XIXème siècle et la position des populations noires au sein de celle-ci ?
Pour comprendre et résoudre ce qui apparaît comme une contradiction de la société étasunienne, il faut se pencher sur ce que les Étatsuniens considèrent comme étant la base de toute citoyenneté : la propriété. La vision étasunienne de la propriété a été influencée par la philosophie politique de John Locke, qui est considéré comme le fondateur du libéralisme. Selon Locke, les Hommes ont des devoirs moraux “naturels”, confiés par Dieu. Ils doivent donc mener une vie aussi paisible que possible en ne recherchant pas la violence ou le conflit avec les autres, par exemple. Le devoir le plus important de l’homme est de protéger sa propre vie : il doit donc travailler pour être sûr d’avoir accès à la nourriture, à l’eau et à tout ce dont son corps et son esprit ont besoin pour survivre.
Parce qu’il a des devoirs naturels, l’homme jouit également de droits naturels au nombre de trois : l’homme a le droit de jouir de la vie, de la liberté et de ses biens (en particulier ses terres). Locke affirme que ces droits sont inaliénables. Par conséquent, la propriété privée apparaît comme une nécessité légitime pour permettre à un homme de survivre. Pour Locke, l’homme est propriétaire de ce qu’il produit, c’est-à-dire du résultat de son travail. C’est parce qu’il cultive une terre que l’homme peut considérer en être le propriétaire. L’appropriation individuelle d’un territoire est donc justifiée dans la pensée lockienne au nom de ces droits naturels.
La Déclaration d’indépendance des États-Unis, rédigée par Thomas Jefferson, reprend l’idée des droits inaliénables établis par Locke.
« Nous tenons ces vérités pour évidentes, que tous les Hommes sont créés égaux, qu’ils sont dotés par leur Créateur de certains Droits inaliénables, que parmi ceux-ci figurent la Vie, la Liberté et la poursuite du Bonheur. »
Déclaration d’indépendance des états-unis, 1776.
Jefferson remplace cependant l’idée de Locke sur la propriété (la propriété de la terre, ce qu’on appelle “real estate” aux États-Unis) par la poursuite du bonheur. Cependant, la propriété reste un fondement de la liberté et de la poursuite du bonheur dans la perspective Jeffersonienne, comme l’explique Walter Johnson dans River of Dark Dreams. La propriété est progressivement devenue un concept constitutif de la citoyenneté. Johnson explique que Jefferson voyait la liberté, non pas comme le droit de faire tout ce que l’on veut, mais comme une capacité pour une personne d’assumer sa propre existence et de subvenir à ses besoins, indépendamment de toute aide gouvernementale. Dans cette perspective, il faut considérer que c’est parce que l’homme possède (plus précisément une terre) qu’il est garanti de pouvoir jouir de ses droits naturels et donc de posséder une citoyenneté. En d’autres termes, celui qui ne possède rien ne peut jouir de droits politiques dans la société américaine.
Toutefois, si le peuple américain semble s’accorder sur la définition de la propriété et sur la manière dont elle est acquise, il ne reconnaît pas à tous les individus la capacité d’en jouir : par conséquent, tout le monde ne peut pas disposer de droits civils dans la société américaine.
En effet, selon Johnson, Jefferson ne considère pas réellement tous les humains comme égaux : dans son idée du républicanisme, la liberté appartient à ceux qui possèdent leur terre, c’est-à-dire aux hommes blancs, plus précisément au “yeomen“. Les yeomen forment une société patriarcale composée d’hommes blancs qui possèdent un territoire et peuvent diriger le travail de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs esclaves. Parce qu’ils contrôlent leurs terres et fournissent leurs propres moyens de subsistance, les yeomen sont libres : ils ne sont pas obligés de travailler pour un salaire et n’ont pas besoin de s’endetter pour survivre. Selon Johnson, les yeomen constituent l’unité de base de la société américaine : la politique gouvernementale doit être adaptée aux besoins des planteurs, avant tout. Ainsi, la seule mission de l’État, dans cette perspective libérale, est de garantir la protection de ces droits inaliénables.
L’existence de cette classe dirigeante semble être une nécessité pour l’équilibre de la société américaine. Locke explique que l’homme, corrompu par le péché originel, ne comprend plus la parole de Dieu, les notions de justice ou de raison. Il doit s’appuyer sur la recherche d’un maître spirituel et temporaire pour vivre et se soumet donc à l’autorité d’un autre homme, par lui-même. Peu à peu, les terres sont appropriées par les plus forts, ou les plus riches, tandis que les plus faibles s’y soumettent pour survivre. La terre devient donc un outil pour créer une hiérarchie dans une société d’Hommes. Si certains sont amenés à jouer un rôle politique important parce qu’ils possèdent beaucoup, d’autres sont condamnés à se soumettre aux élites. L’esclave, parce qu’il ne possède rien, est incapable d’intégrer la classe politique aux États-Unis et de jouir des droits civils qui sont associés au statut de citoyen. L’esclave est donc soumis à la classe dominante des propriétaires terriens. Par leur travail et leur propriété, les yeomen, les Blancs, sont capables de les dominer, de la même façon que Locke explique que les animaux sont dominés par les humains en raison de leur capacité à travailler.
Tout le discours des pro-esclavagistes et des démocrates consiste à justifier pourquoi il n’est pas possible de reconnaître aux esclaves le droit de jouir des mêmes droits que les autres Hommes : leur principal argument, fondé sur le racisme, consiste à souligner qu’il est dans la nature même des Noirs d’être esclaves des Blancs en raison de leur prétendue infériorité. Il est alors possible pour les Blancs de posséder, de dominer les Noirs, puisqu’ils seraient naturellement disposés à se soumettre à un maître. Cette conception de l’esclavage est loin d’être nouvelle : elle correspond à ce que les anciens pensaient et théorisaient déjà plusieurs siècles avant notre ère. La lecture des textes classiques grecs et latins avait beaucoup influencé les Pères fondateurs américains lorsqu’ils ont établi les principes démocratiques de la République américaine. Ainsi, on peut penser que la conception de la propriété de l’Ancien a pu influencer celle des États-Unis.
Dans l’Antiquité, peu d’auteurs ont remis en cause l’institution de l’esclavage. Comme aux États-Unis, elle était omniprésente dans les sociétés méditerranéennes et les esclaves représentaient une population importante. Les Anciens, notamment Aristote, défendaient l’idée que l’esclavage était quelque chose de naturel : il était apparu en même temps que les civilisations humaines et certains peuples étaient naturellement prédisposés à être soumis à l’esclavage.
« En conséquence, ceux qui sont aussi différents [des autres Hommes] que l’âme du corps ou l’homme de la bête – et ils sont dans cet état si leur travail est l’utilisation du corps, et si c’est le meilleur qui peut en découler – sont des esclaves par nature. Pour eux, il est préférable d’être régis par ce genre de règle, si tel est le cas pour les autres choses mentionnées. Car il est un esclave par nature qui est capable d’appartenir à un autre – ce qui est aussi la raison pour laquelle il appartient à un autre – et qui ne participe à la raison que dans la mesure où il la perçoit mais ne l’a pas. »
Aristote, politique livre I, IVe siècle av. J.-C.
Ainsi, pour légitimer la persistance de l’esclavage, les propriétaires doivent démontrer qu’ils sont, d’une manière ou d’une autre, supérieurs à l’esclave pour lequel le système serait tout aussi bénéfique que pour eux. Deux phénomènes sont alors identifiables. Le premier est le mouvement du “positive good“, qui a débuté aux États-Unis dans les années 1810. Dans un discours prononcé en 1829, le gouverneur Stephen D. Miller explique que l’esclavage profite à toute la nation : « L’esclavage n’est pas un mal national ; au contraire, c’est un bénéfice national. La richesse agricole du pays se trouve dans les états qui possèdent des esclaves, et une grande partie des revenus du gouvernement provient des produits du travail des esclaves – l’esclavage existe sous une forme ou une autre partout, et il n’a pas beaucoup de conséquences d’un point de vue philosophique, qu’il soit volontaire ou involontaire. D’un point de vue politique, l’esclavage involontaire a l’avantage, puisque tous ceux qui jouissent de la liberté politique sont alors en fait libres. »
L’esclavage est présenté comme l’option la plus bénéfique pour les Noirs américains, comme l’explique Calhoun : « Jamais auparavant la race noire d’Afrique centrale, depuis l’aube de l’histoire jusqu’à nos jours, n’a atteint une condition aussi civilisée et améliorée, non seulement physiquement, mais aussi moralement et intellectuellement… Elle est arrivée chez nous dans un état bas, dégradé et sauvage, et au cours de quelques générations, elle a grandi sous les soins nourriciers de nos institutions. »
Cette vision paternaliste permet de justifier l’esclavage, d’assurer à la fois la supériorité des Blancs dans la société américaine et l’idée que les Noirs vivent dans les meilleures conditions possibles dans le cadre de l’esclavage. Dans un discours de 1858, surnommé le “Mudsill Speech”, Kames Henry Hammond présente sa vision de la société américaine divisée en catégories sociales : la classe la plus élevée est composée des planteurs, la plus basse, des pauvres qui ne possèdent pas de terre. Les classes les plus élevées comptent sur les classes les plus basses pour être élevées au rang de citoyen. En effet, parce qu’elles sont nomades, ces populations pourraient facilement être manipulées par les classes dominantes ; elles doivent donc être placées sous le contrôle d’une classe dominante, qui acquiert alors une citoyenneté qui les rend capables de gouverner et de faire progresser la civilisation. Il existe donc une relation nécessaire entre ces deux classes : les classes dominantes doivent dominer une classe inférieure pour obtenir légitimement leur titre de citoyens ; ceux qui ne sont pas citoyens peuvent bénéficier d’un système paternaliste qui les protège et qui leur offre une qualité de vie supérieure ou égale à celle d’un travailleur libre. Quiconque s’oppose à cette théorie serait opposé à l’avancement de la civilisation elle-même.
Le second est ce que Abraham Lincoln appelait la “brutalisation” : « De même qu’un homme blanc est un nègre, de même un nègre est un crocodile ; et de même que le nègre peut légitimement traiter le crocodile, de même l’homme blanc peut légitimement traiter le nègre. Cette phrase très chère à son auteur, et si chère qu’il la répète délibérément dans de nombreux discours, a tendance à brutaliser encore plus le nègre, et à amener l’opinion publique au point d’indifférence totale, que les hommes si brutalisés soient esclaves ou non » dit-il dans un discours à New Haven, en 1860. En présentant l’esclave comme un animal plutôt que comme un être humain, le propriétaire d’esclaves le prive de la dignité de sa nature humaine et en même temps de toute légitimité pour revendiquer des droits civils. Comme le souligne Lincoln, cela induit l’indifférence de l’opinion publique, qui n’est pas disposée à défendre un peuple qui est représenté sous un jour aussi dépréciatif.
Les esclavagistes prennent donc des mesures pour priver les esclaves de toute marque de civilisation : il est souvent interdit à l’esclave de porter des chaussures, par exemple. La Bible considère les chaussures comme un symbole de liberté ; en en privant un esclave, le maître souligne le fait qu’elles ne sont pas égales par nature . Cette brutalisation consiste également à avancer des arguments pseudo-scientifiques pour justifier la soumission des esclaves, comme l’explique Walter Johnson. En effet, l’argument est régulièrement avancé par les esclavagistes selon lequel les Noirs sont naturellement disposés au travail physique en raison de leur plus grande résistance.
Les partisans de la propagation de l’esclavage soutenaient que seuls les Africains et les Afro-Américains pouvaient supporter les conditions du travail agricole dans la basse vallée du Mississippi. Cette position favorable à l’esclavage et à l’expansion est partie de l’axiome selon lequel les personnes d’origine africaine étaient particulièrement et biologiquement aptes à effectuer le travail de triage dont les esclavagistes avaient besoin, et s’est poursuivie avec le postulat selon lequel, en l’absence de travail d’esclave, le développement économique de la vallée du Mississippi cesserait : le temps commencerait à courir dans la direction opposée.
Que conclure ?
On comprend ainsi que l’esclavage n’entre pas en contradiction avec l’idéal de liberté des États-Unis, et que la position des Afro-américains dans la société étasunienne apparaissait légitime aux propriétaires d’esclaves. Cette idéologie raciste a servi de fondement à la société étasunienne jusqu’à la fin de la Guerre de Sécession, au cours de laquelle l’esclavage a été interdit aux États-Unis. On verra cependant qu’elle continue de modeler la société d’après-guerre aux États-Unis et qu’elle a su persister sous la forme de la ségrégation, malgré l’ancienneté de la lutte des abolitionistes, puis des antiracistes, au XIXème et XXème siècle.
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