Tandis que le 10 avril 2022 est organisé le premier tour de l’élection présidentielle, alors qu’une des grandes thématiques de la campagne a excité les passions nationalistes d’une partie des Français, l’ouvrage de l’historien engagé Raoul Girardet demeure un outil de compréhension non négligeable de ce qu’est, fondamentalement, le nationalisme en France. A travers cet article, comprenons la démarche de l’auteur et éclairons un concept trop souvent incompris et instrumentalisé par la classe politique.
« Nationalisme démocratique et libéral et nationalisme autoritaire et antiparlementaire, nationalisme conservateur et nationalisme romantique et de refus, nationalisme d’expansion mondiale et nationalisme de rétractation continentale, nationalisme de combat intérieur et nationalisme d’unanimité patriotique, il faut bien constater que c’est de façon singulièrement multiple, de façon singulièrement contradictoire, que s’exprime le nationalisme français de 1871 à 1914. »
Raoul Girardet
Ces mots de Raoul Girardet, tirés de son ouvrage Le nationalisme français. Anthologie, 1871-1914, sont sans doute ce qui illustre le plus explicitement le complexe sentiment national français. À la fois contradictoire, unique et évolutif, le nationalisme, en France, est un concept intimement lié aux sensibilités du temps ; ce que démontre l’historien Raoul Girardet à travers cette monographie d’anthologie. D’abord paru aux éditions Armand Colin en 1966, la réédition du Seuil, en 1983, reprend exactement le même écrit sans modification mais avec une mise à jour bibliographique ainsi qu’une présentation fine des nouveaux travaux traitant du sentiment national en France. Présenté par la revue d’histoire Vingtième Siècle comme un incontournable dans son compte-rendu de 1983, l’ouvrage de Girardet semble, de prime abord, ne pas s’être essoufflé du renfort historiographique français et anglosaxon sur le sujet épineux du nationalisme français. Ni Berstein, pas même Zeev Sternhell, J.J Becker ou Patrick Weil ne semblent apporter une contradiction aux travaux de Girardet des décennies plus tard. Pour autant, affirmer que l’ouvrage de Girardet est la monographie la plus complète à ce sujet serait occulter les autres approches portées, notamment, pas le développement de l’histoire transversale. L’ouvrage La Fabrique des Nations paru en 2003 par le collectif d’historiens Patrick Cabanel, Michel Bertrand et Bertrand de Lafargue, est sans doute l’ouvrage le plus édifiant à ce sujet. Adoptant un plan géographique quoique restrictif, la France est présentée comme un contre-exemple du processus de constitution des nations en Europe. Perçue comme une contingence, le collectif analyse la nation comme ce qui aurait pu ne pas exister si de tels événements n’avaient pas eu lieu tandis qu’en France, la nation est née de l’Etat, d’abord royal, avant de s’affirmer tout au long du XIXe siècle. Quoi qu’il en soit, l’analyse de Girardet se centre uniquement sur les émotions françaises et les évolutions de la perception du concept de nation dans l’hexagone. La Fabrique des Nations met toutefois en lumière, par une comparaison fine mais non-exhaustive des pays européens, la singularité française et complète, en cela, le propos de Girardet qu’il convient d’analyser.
Dans son ouvrage, Raoul Girardet brosse le portrait de l’évolution de l’idée de nation et du sentiment nationaliste dans la France de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’en 1914, à la veille de la Grande guerre. Il faut dire que Girardet, né en 1917, est très vite baigné dans l’anti-germanisme caractéristique de l’entre-deux-guerres. C’est dans un environnement pour lequel la question identitaire est au cœur des préoccupations qu’il grandit. Etudiant au lycée Voltaire dans le 11e arrondissement de Paris, il adhère à l’Action française forgeant son aspiration politique, à l’heure de la France des années 30, dans un patriotisme rejetant l’ordre établi. Indigné par l’Armistice, écœuré par la collaboration au même titre que l’antisémitisme, il quitte l’Action française dès le début de la Seconde Guerre mondiale et s’engage dans la Résistance, arrêté par la Gestapo mais échappant à la déportation. Après la guerre, il obtient l’agrégation ainsi qu’un doctorat et devient professeur d’histoire à l’Université de Paris puis à l’Institut d’études politiques (Sciences Po) de Paris. Un dernier engagement permet d’éclairer le patriotisme et le conservatisme républicain de Raoul Girardet ; celle de la question algérienne. Opposé à l’autodétermination, il est l’un des signataires du manifeste des intellectuels appelant au respect de « la mission civilisatrice de l’armée en Algérie. Contre les professeurs de trahison » et opposé au Manifeste des 121 publié en le 5 septembre 1960 dans la revue de Jean-Paul Sartre Les Temps modernes.
Question militaire, défense de la république au même titre que nationalisme et colonialisme sont autant de sujets traversés par ses expériences et pour lesquels il consacre de nombreuses monographies. En 1964, il est déjà auteur, notamment, d’une synthèse portant sur la Société militaire 1815 à nos jours publiés en 1954 aux éditions du Plon et d’un ouvrage traitant de la question algérienne (Girardet, 1957).
Dans cette perspective, eu égard aux aspirations politiques au même titre que les engagements de l’auteur, l’ouvrage portant sur la question du nationalisme français, publié en 1964 initialement aux éditions Armand Colin, est la manifestation de l’expérience de Raoul Girardet, baigné dans deux nationalismes qu’il cherche et parvient à caractériser.
Il convient, tout au long de cette analyse, de comprendre le poids historiographique du travail de Raoul Girardet sur la question du nationalisme français. D’abord distinguant deux nationalismes aujourd’hui encore mobilisés (I), Girardet convoque soixante-dix-huit textes – parmi lesquels l’on retrouve des extraits d’articles de presse, de discours doctrinaux et parlementaires, des extraits de romans ou bien encore des paragraphes de manuels scolaires – pour effectuer une synthèse du nationalisme en France (II) avant de consacrer une certaine histoire des idées politiques par l’analyse du nationalisme au prisme des figures jugées comme primaires – celle de M. Barras, de de C. Maurras ou encore de Charles Péguy (III).
I. Éclairages historiographiques et historiques
D’une manière globale, le XIXe siècle, s’il est celui des identités – avec le développement des Etats-nation, – a l’obsession des conceptualisations. La taxonomie – la science des lois de la classification – se développe au XIXe siècle avec un souci de classifier les faits. C’est dans cette perspective que la phrénologie se développe dans les années 1830 notamment par le scientifique Franz Joseph Gall. D’un point de vue conceptuel, le XIXe siècle marque la naissance d’une définition, en trois niveaux, des identités. Le premier niveau est celui de l’assignation, à un individu ou groupe d’individus, d’une appartenance. Les hommes du XIXe siècle ont une certaine conscience de leur temps et cherchent à se représenter vis-à-vis d’autrui. Christian Le Bart publie, à ce titre aux presses Sciences Po en 2008, une analyse de cette individualisation, avec le développement d’une manière particulière de se vêtir et se distinguer, par des habitus, des autres. Le deuxième niveau est l’analyse des identités sociales au prisme des classes sociales. C’est évidemment la thèse de Marx et Engels ou encore la stratification sociale de Max Weber. Mais il s’agit du dernier niveau qui fait l’objet de l’analyse de Raoul Girard, celui du développement, au sein des Etats, d’un sentiment national. En analysant l’exemple français, Girardet parvient à retracer l’histoire de l’idée politique de nation. Individualisme à l’échelle européenne mais universalisme à l’échelle national, la nation est, en France, conceptualisée selon trois aspects retracés par Girardet.
Dans la conception essentialiste, la nation est d’abord définie comme une communauté ethnique liée par une histoire, une religion commune et partageant des coutumes et des traditions. Cette nation exclusive, souvent non datée telle une manne tombée du ciel, est ainsi définie par Joseph de Maistre ou bien Charles Maurras, ou encore Maurice Barrès. Cette première conception s’oppose à l’initiale conception de la nation dite universaliste ou inclusive. Cette dernière, définie par les Lumières, est une conception juridique de l’idée de nation. La nation est perçue comme un cadre juridique dans lequel les hommes vivent ensemble et sont juridiquement égaux devant la loi (Etat de droit). Justement retracée, la conception de Renan est retranscrite par Girardet comme la synthèse de ces deux conceptions et développant une troisième voie à la question éponyme de l’ouvrage d’Ernest Renan Qu’est-ce qu’une nation ? (publié en 1887 suite à la conférence prononcée à La Sorbonne le 11 mars 1882). Si Renan affirme qu’une nation est « une âme, la possession en commun d’un riche passé » (renvoyant à la conception essentialiste), il affirme qu’elle est « un plébiscite de tous les jours » (renvoyant à l’idée d’un cadre juridique – pour peu structuré – des Lumières).
Habilement, Girardet retrace l’histoire des idées politiques du sentiment national par une définition précise du concept de nation. Il est important d’avoir en tête ces éléments conceptuels avant d’entendre l’origine du sentiment national en France.
Deux nationalismes sont en effet distingués par Girardet : le « nationalisme jacobin » radicalement de gauche et le nationalisme – que l’on peut qualifier d’identitaire – de droite. Le basculement du sentiment national de la gauche vers la droite de l’échiquier politique est précisément l’objet de la première grande partie de l’ouvrage intitulé « présentation ».
Le nationalisme est d’abord une pensée qui séduit la gauche de la fin du XVIIIe siècle. A cet égard, l’abbé Barruel, retenu comme un auteur canonique de l’extrême droite, définit en 1798 péjorativement cette pensée considérant que « l’instant où les hommes se réunirent en nation, ils cessèrent de se reconnaître sous un nom commun ». Le nationalisme est donc d’abord un amour national analysé, à droite, comme une source de division, dans un contexte contre-révolutionnaire. Ce terme oublié n’est finalement que tardivement utilisé positivement à droite par Maurice Barrès dans son article intitulé « La querelle des nationalistes et des cosmopolites » et publié en 1892 dans Le Figaro. C’est donc au cours du dernier quart du XIXe siècle, tandis que les crises politiques s’enchaînent, que le nationalisme est conçu comme la préférence nationale estimée comme une défense des valeurs et des intérêts nationaux. Au début du XXe siècle, ce nationalisme se fixe à droite et ne concerne pas uniquement les déçus du boulangisme, que sont les royalistes d’extrême droite. Le nationalisme est donc polysémique et semble – aussi – être le degré des droites en France tout au long de la IIIe République (1870 – 1940). Pour tous ces nationalistes, la défense des intérêts nationaux passe par l’adoption d’un discours de défense caractéristique d’une droite plurielle. Ce discours met effectivement en exergue une nébuleuse de valeurs traversant aussi bien les courants antisémitique, antigermanique qu’antiparlementaire et d’ordre. Le passage d’un nationalisme jacobin à un nationalisme identitaire s’opère donc avec le boulangisme marquant une sénestrisation de la vie politique française.
D’un point de vue historiographique, cette analyse du basculement du sentiment national – du jacobinisme à l’identitarisme – en France est encore aujourd’hui mobilisée. Si le triptyque de René Rémond – droite contre-révolutionnaire, orléaniste et bonapartiste – a fait figure de référence durant une quinzaine d’années (Les droites en France, 1954, réed. 1982), la thèse d’un pré-fascisme français développé par Zeev Sternhell (La droite révolutionnaire (1885-1914), 1978, réed. 1998) semble remettre en question la thèse de Rémond. Dès la fin du XIXe, Sternhell retient la droite révolutionnaire française comme la matrice du fascisme en Europe qui aurait cherché des réponses à la crise civilisationnelle commencée à la fin du XIXe siècle, liée aux effets sociaux de la révolution industrielle. Cette crise a eu des prolongements idéologiques puisqu’elle a affecté le libéralisme et le marxisme, jugés incapables d’offrir des remèdes satisfaisants. Il en aurait découlé une forte hostilité au parlementarisme, au capitalisme et au matérialisme qui aurait nourri le programme de la droite révolutionnaire, qui se distingue alors de la droite contre-révolutionnaire en ce qu’elle cherche à intégrer le prolétariat dans la nation. Cette droite révolutionnaire s’est agrégée d’abord autour du boulangisme puis autour des ligues nationalistes créées au tournant du siècle. Effectivement, au début du siècle il demeure une multiplication de groupuscules et de périodiques autour de ces idées. On peut citer notamment le syndicalisme jaune, le Parti socialiste national de Pierre Biétry, ainsi que le Cercle Proudhon créé en 1911. L’historien Philippe Burrin estime d’ailleurs que l’origine française du fascisme peut être en partie comprise par le contexte politique particulier de la France. L’émergence de la droite révolutionnaire à la fin du XIXe siècle a contraint la gauche socialiste puis marxiste à s’intégrer à l’ordre libéral et aux institutions démocratiques pour les défendre. Cela aurait poussé certains marxistes, restés adversaires au parlementarisme et au libéralisme, à considérer la droite révolutionnaire comme la seule véritable alternative au système, et à vouloir tenter une synthèse, dont le Cercle Proudhon est une manifestation exemplaire, synthèse à partir de laquelle est réellement née l’idéologie fasciste. On peut donc dire dans une certaine mesure qu’il existe un pré-fascisme ou un proto-fascisme en France avant la Grande Guerre, devançant les Italiens, mais c’est une conclusion qu’on peut tenir essentiellement sur l’idée de fascisme, car il demeure admis que sur le plan de l’action et de l’organisation politique ce sont les Italiens qui ont devancé les Français. Cette idée de droite révolutionnaire est volontiers rejointe par Girardet, rejetant toutefois la thèse d’Ernst Nolte sur l’Action française. Pour Girardet, l’historien allemand effectue un raccourci en rapprochant le nationalisme de l’Action française avec l’idéologie nazie et le fascisme italien.
L’idée est donc celle d’un nationalisme d’abord de gauche ayant basculé à droite l’heure du boulangisme. Le choix des soixante-dix-huit textes retenus est défendu par l’historien comme la volonté de refléter au mieux l’état d’esprit, et selon lui les « États d’esprits ».
II. Résumé des principales thèses : les nationalismes
La spécificité de la réflexion menée par Raoul Girardet est sans doute le choix de découper en deux parties non égales son propos. La première partie, comme nous avons pu le constater, repose sur une histoire du sentiment national en France avec un accent mis sur le basculement que porte le boulangisme. Précisément, la deuxième partie entend expliquer les spécificités des conceptions du nationalisme par l’explicitation et l’analyse d’extraits de roman, de discours doctrinaux ou encore de programmes scolaires. En cinq chapitres cette synthèse du nationalisme expose les thèses principales du nationalisme français – antigermanique, anticommuniste, discours de revanche, antisémitisme et d’aspiration monarchiste voire compatible avec le régime républicain. Girardet entend, dès lors, répondre à la question épineuse d’une définition du nationalisme – de fait des nationalismes – plus que jamais doctrine nébuleuse.
Le premier chapitre intitulé « la République des patriotes » expose les origines des discours nationalistes de défense contre l’ennemi – d’abord allemand. Girardet analyse cet attachement au territoire de France en exposant le sermon d’adieu à l’Alsace du Grand Rabbin Isaac Lévy, que celui-ci prononce le 6 juillet 1872 à Colmar. Poèmes, chants au même titre que romans ou articles engagés constituent la littérature patriote de cette fin du XIXe siècle. Paul Déroulède est présenté par Girardet comme le fer de lance de ces « revanchards » notamment à travers ses Chants du soldat de 1872 édités près de cent-trente fois et parvenant à être retranscrits dans les manuels scolaires. Le sentiment national est d’abord patriote et est profondément antigermanique, de prime abord.
Le deuxième chapitre porte sur le caractère structurel du patriotisme – c’est-à-dire la manière dont la IIIe République s’inscrit dans cette perspective de défense du modèle français en l’exportant dans ses colonies. Si l’opinion publique, choquée par la défaite et la perte de l’Alsace-Lorraine, ne voit aucun intérêt dans cette expansion coloniale, très progressivement – nous renseigne les sources mobilisées par Girardet – les autorités publiques parviennent à fonder un lien d’intérêt entre la métropole et les pays d’Outre-mer. Leroy-Beaulieu, par exemple, porte un discours messianique à ce devoir colonisateur de la France. Le discours de Jules Ferry, prononcé le 28 juillet 1885 devant la Chambre des députés dénotent des arguments convoqués par la IIIe République pour expliquer ce devoir d’expansion coloniale. D’abord constituant une ressource économique – potentiel accroissement du patrimoine français – les colonies constituent un territoire à « civiliser » – opposant les « nations supérieures » aux « nations inférieures ». Ensuite, le dernier argument convoqué est « l’avantage politique » que la France doit tirer de cette course coloniale que se donnent les pays européens. Mais ce qui est intéressant est la réaction d’une partie de ceux qui se définissent comme nationalistes et notamment d’Edouard Drumont, profondément antisémite et qui cherche à décrédibiliser la « République des juifs » par la mise en évidence de scandales politiques touchant l’entreprise d’expansion coloniale française. Cette analyse est nécessaire pour bien entendre le patriotisme de la IIIe République bien différent du nationalisme des figures des droites radicales française analysés plus tardivement par l’auteur.
Le troisième chapitre analyse le « Parti nationaliste » d’emblée présenté comme non structuré et à l’intérieur duquel plusieurs visions s’affrontent. Né dans les milieux de gauche voire d’extrême gauche, le boulangisme s’exporte à droite – la relation entre Déroulède et Boulanger est l‘objet de l’analyse de Girardet. Déçu des institutions de la IIIe République, le boulangisme – parti nationaliste – est antiparlementaire. Il est également traversé par l’antisémitisme, l’antimaçonnisme – discours s’appuyant ici sur la bulle du pape Léon XIII du 20 avril 1884 condamnant le franc-maçonnisme. Précisément, l’échec du boulangisme est l’échec d’une constitution d’un parti nationaliste. Déroulède prône l’antiparlementarisme et la fin de la IIIe République avec la mise en place d’un régime d’orientation sociale quand d’autres, plus radicaux, souhaitent un parti de socialisme national (marquis de Morrès) tandis que Bourget prône le retour à un régime aristocratique voire monarchique.
Bien sûr, l’Affaire (1894-1906) est l’objet d’une analyse singulière. Girardet y voit un paroxysme passionnel dans lequel les courants nationalistes mêlent aussi bien l’antiparlementarisme que le culte religieux de l’armée ou encore l’inconditionnel antisémitisme. C’est, bien entendu, la Libre Parole de Drumont qui est mobilisé par Girardet.
L’ouvrage de Girardet constitue ainsi une synthèse inédite du nationalisme français en ce qu’il établit les grandes périodes de constitution des thèses nationalistes tout en dépêchant des centaines de sources allant jusqu’à mobiliser 676 pages de listes de souscriptions relatives à l’appel au don lancé par le journal de Drumont en faveur de Camille Rouyet, veuve d’Edouard Drumont. Cette synthèse du nationalisme démontre les divisions du nationalisme, véritable nébuleuse d’idées. La question coloniale oppose un « nationalisme d’expansion mondiale » à un « nationalisme de rétractation continentale », ce que le duel Ferry-Clémenceau met en exergue. Le nationalisme entre 1871 et 1914 est aussi constitué autour de figures analysées par Girardet. Chef de sentiments nostalgiques, meneurs du sentiment de revanche ou encore chefs d’orchestre d’un antisémitisme croissant voire d’un antiparlementarisme radical, ces différents visages évoquent tour à tour le caractère pluriel des nationalismes en France. Pierre-André Taguieff résume bien cette difficile compréhension du nationalisme français « c’est donc seulement à la toute fin du XIXe siècle qu’une nouvelle doctrine politique s’installe dans le paysage idéologique, certes sous le nom de “nationalisme”, mais dissimulant derrière cette désignation vague une étrange tentative de synthèse entre une vision traditionaliste de l’ordre social, une version scientiste de la “théorie des races” et une conception conspirationniste de l’ennemi (Juifs, francs-maçons, etc.), dont dérive l’appel xénophobe à défendre par tous les moyens la nation française menacée, la « vieille France » (Drumont), la « France des Français » (Taguieff, Pierre-André (2002), « L’invention racialiste du juif », article tiré de La couleur et le sang. Doctrines racistes à la française, nouvelle éd. 2002, Mille et une nuits).
Raoul Girardet parvient, pour autant, à dégager un patrimoine commun à ces mouvements nationalistes prônant, pour peu, un discours de défense identifiant un ennemi – intérieur pour les tenants de l’antiparlementarisme qu’il soit antisémite ou non – extérieur pour le nationalisme antigermanique, notamment.
III. Une biographie des nationalismes
Dans un dernier temps, Raoul Girardet analyse les deux grandes figures du nationalisme français que sont Maurice Barrès et Charles Maurras et effectue une série de biographie en annexe visant à présenter – et dresser d’une certaine manière – les principaux acteurs du nationalisme en France à la fin du XIXe siècle – Barrès, Déroulède, Drumont, Maurras et Péguy.
D’une part, Maurice Barrès est l’instigateur d’un certain nationalisme romantique. Les déracinés, constitue un ouvrage important en 1897 en contant l’histoire de sept élèves lorrains bonapartistes arrivant à Paris avec un désir d’ascension sociale dans une République hésitante, à l’heure du boulangisme. Tentés par l’expérience du « Général revanche » auquel ces derniers vouent un certain culte, ils retournent en Lorraine et sont absolument dépaysés par un espace rural méconnaissable, surtout par les nouveaux rites. Précisément, le premier tome de la trilogie du Roman de l’énergie nationale, est une source importante puisqu’elle met en avant un principe très cher à certains nationalistes, dès la période boulangiste : le conservatisme national. Pour Barrès, la longue description du dépaysement des lorrains est l’occasion d’introduire la notion de décadence, au sens d’une patrie perdue que l’on doit expliquer par des étrangers venus s’installer et modifier l’équilibre, l’ordre des choses. Ce nationalisme est romantique en ce qu’il exalte les sentiments d’une communauté nationale unique et menacée par ce qui lui est extérieur. À travers cette trilogie, Maurice Barrès, proche de la Ligue des Patriotes de Déroulède qu’il préside d’ailleurs entre 1914 et 1923, arbore un discours de protection, marquant la primeur des valeurs nationales sur celle des étrangers, altérant la nation. Ainsi et dès le dernier quart du XIXe siècle, il existe une forme de nationalisme protectionniste cherchant à défendre la communauté nationale contre un ennemi intérieur, l’étranger. Barrès et certains partisans de la ligue des patriotes, défendent un nationalisme conservateur rattaché aux valeurs militaires de défense et de primauté nationale contre les « barbares » – désignés comme ceux qui peuvent affaiblir les valeurs de la communauté nationale. Comme Déroulède, ils évoluent vers un nationalisme républicain traditionnaliste dès 1911 en prônant les valeurs familiales, la « terre natale » qu’est la patrie tout en exaltant l’armée, sans rejeter le régime républicain en soi.
D’autre part, Charles Maurras est l’instigateur d’un nationalisme intégral. En 1899, Henri Vaugeois et Maurice Pujo, dans le contexte intellectuellement instable qu’est l’Affaire Dreyfus fondent l’Action française comme un collectif nationaliste capable d’incarner le renouveau nécessaire à une pensée encore trop hésitante. Très vite, cette organisation devient le nationalisme de parti le plus actif, ce que l’on peut observer durant l’Affaire. Absolument antidreyfusarde, l’Action française prône un discours de défense de la nation républicaine contre l’ennemi étranger, ici juif. Ce discours de défense est plus xénophobe qu’antisémite en soi, ce que l’on peut analyser à travers l’important discours du Quadrilatère prononcé par Charles Maurras le 25 août 1910 et infléchissant définitivement la doctrine politique de ce mouvement originellement orléaniste et rallié à la République, vers un discours bien plus royaliste. Il convient ici d’analyser ce qu’est l’ennemi intérieur selon Charles Maurras. Les ennemis de la nation sont ce qu’il nomme les « quatre confédérés », associés à la structure républicaine. D’abord les protestants qui « font la loi », ce que l’on peut évoquer ici comme un rejet de la laïcisation républicaine, un argument important pour ce catholique parvenant à rallier les plus pieux au nationalisme royaliste de défense. Le deuxième confédéré est « le juif » qui prend ici la place traditionnelle et largement moyenâgeuse du banquier ruinant l’État. Enfin, les francs-maçons, sont associés aux républicains qui maîtrisent le parlement selon Maurras. Ainsi donc, avec les métèques, ces trois confédérés complètent l’analyse de Maurice Barrès en précisant un ennemi intérieur pluriel et les caractérisant. L’idée importante, mais aussi celle qui est le point de désaccord entre le nationalisme républicain de la Ligue des Patriotes et le nationalisme devenu royaliste de l’Action française, est cette association entre les confédérés et les institutions de la République. La monarchie maurrassienne entend lutter contre le désordre politique et l’étranger intérieur identifié par la mise en place d’un régime politique capable d’accorder le pouvoir à un gouvernant expert et compétent – compétence entretenue par une éducation formelle et appropriée. Cette monarchie est antiparlementaire et soutient le projet d’un régime d’ordre quitte à être autoritaire – qu’il ne faut pas comprendre au sens d’une dictature. L’antiparlementarisme dénonce les méfaits du suffrage direct livrant la nation au jeu des partis. Maurras comme les nationalistes républicains dénoncent le vote godillot – c’est-à-dire la tendance que les parlementaires républicains ont à suivre à la ligne les directives partisanes lors des votes à l’Assemblée, sans conviction en soi. L’objectif de cette monarchie maurrassienne est donc de donner une réponse concrète au désordre parlementaire en dénonçant aussi le « parisianisme enjuivé » gage d’une reproduction sociale portant atteinte à la communauté nationale à long terme et déconstruisant les valeurs historiques françaises – le catholicisme en première ligne, selon les nationalistes. Ainsi donc, le nationalisme intégral est la forme sans doute la plus extrême du nationalisme de défense, incompatible avec le régime républicain. Les droites nationalistes ne saisissent pas le projet de Maurras comme une dernière opportunité de restauration, au contraire au cours de la Première Guerre mondiale, elles démontrent que la nature intrinsèque du régime importe peu tant que la primauté nationale est mise en lumière.
Le dernier chapitre aborde la pensée de Charles Péguy, socialiste et farouche pacifiste anti-revanchard appelant, pour autant, à une « résistance nationale » par la constitution d’un souvenir français, ce qui séduit les discours nationalistes.
IV. Conclusion
Plus qu’une synthèse du nationalisme, Raoul Girardet effectue une analyse du sentiment national en France en traversant les principaux courants permettant d’entendre le logiciel de pensée du parti nationaliste finalement peu structuré et idéologiquement contradictoire. La réédition de 1983 porte une attention particulière à l’évolution historiographique des vingt années qui séparent les deux éditions. Si aucune modification du texte initiale est apportée et que l’idée globale des nationalismes fait aussi l’objet d’une certaine unanimité, il semble tout de même que l’historiographie récente viennent compléter la pensée de Girardet.
D’une part, la distinction entre « patriotisme » et « nationalisme » n’est pas effectuée. Ferdinand Buisson (1841 – 1932), pourtant un des pères de la question du nationalisme français, pose ce distinguo en opposant patriotisme et nationalisme. Cette pensée inspire l’écrivain Romain Gary à travers une formule célèbre reprise par le Général de Gaulle « le nationalisme est la haine des autres, le patriotisme est l’amour des siens » (Education européenne, 1945).
D’autre part, Girardet ne critique pas la thèse de Sternhell développant l’idée d’un pré-fascisme français comme si la France était le laboratoire du fascisme en Europe. Michel Winock comme Berstein et Milza vont remettre en question les propos de Zeev Sternhell en énonçant un rapprochement maladroit de trois courants français synthétisés pour les rapprocher arbitrairement de la pensée fasciste – le « culte de la terre et des morts » (Barrès) ; « apologie de la violence révolutionnaire » (Georges Sorel de la gauche révolutionnaire) et puis un « darwinisme social raciste et racialiste » (Arthur Gobineau). Certes l’idée de l’existence d’une droite révolutionnaire est défendue par Girardet mais la synthèse historiographique aurait mérité une mention sur la controverse de l’idée d’un pré-fascisme en France synthétisant, in fine, les pensées nationalistes.
Quoi qu’il en soit, Raoul Girardet privilégie une analyse de long terme par la mise en exergue de la forte pénétration du message nationaliste au sein de la société française. « Combien de Français avaient appris et gardaient en mémoire les poèmes de Déroulède ? » (Le nationalisme français. Anthologie 1871-1914, Seuil, coll. Point, 1983, p.274). Certes, il est difficile de mesurer le dépôt lent et les souvenirs qui s’inscrivent dans une mémoire collective. Si la thèse de J.J Backer – 1914, comment les Français sont entrés en guerre – démontre finalement une opinion publique éloignée des aspirations bellicistes des nationalistes numériquement peu nombreux, Girardet se défend, dans ses indications bibliographiques propres à la réédition de 1983, de faire de l’histoire sur le temps long, fustigeant les regards à court-terme. Dans les faits, la Ligue des Patriotes est, en 1914, agonisante et la France n’est pas enthousiaste à l’heure de la mobilisation générale du 1er août 1914.
L’ouvrage de Raoul Girardet est donc une synthèse incontournable pour entendre le nationalisme français mais demeure une lecture exigeante qui s’inscrit au cœur de courants historiographiques souvent contradictoires. Certains voient en cette fin du XIXe siècle la préformation d’idées fascistes, d’autres y voient le basculement du sentiment national de la gauche vers la droite des mouvements français avec une radicalisation des pensées sur la question identitaire. Certains estiment comme puissants les messages nationalistes au sein de l’opinion publique tandis que d’autres pointent un déficit numérique des nationalistes à la veille de la Grande guerre.