Lors de son traditionnel discours de rentrée à Fréjus (6 septembre 2020), Marine Le Pen exhorte les Français à « se réveiller » et se mobiliser contre la barbarie islamiste, identifiant l’action du gouvernement actuel comme balbutiante : « A l’heure du procès des attentats islamistes de janvier 2015, le pouvoir n’a toujours pas compris que dans une guerre – et les terroristes nous mènent la guerre – on ne transige pas avec l’ennemi. ». Dans la même veine, l’éditorialiste de CNews, Éric Zemmour, estime que le pape François est « un ennemi de l’Europe », l’accusant de servir l’idéal d’universalisme jugé d’extrême gauche. Ces discours s’ils identifient un ennemi, reprennent peu ou proue, la stratégie des droites nationalistes de la IIIe République. À bien des égards, la défense du catholicisme, identifier un ennemi extérieur mais aussi intérieur (l’inaction ou l’universalisme de gauche), en autres choses, sont des discours de défense historiques et dont l’hoirie remonte aux années 1880.
« Une véritable révolution intellectuelle prépare les convulsions qui, sous peu, allaient produire le désastre européen du XXe siècle. Cette révolution qui bouleverse aussi bien le climat intellectuel que les réalités sociales, avec la poussée de l’antirationalisme et de nationalisme exacerbé […], expose les limites de la démocratie »
Zeev Sternhell, « Le fascisme en France : entre refoulement et oubli », Lignes, 2016.
C’est par ces mots que l’historien Zeev Sternhell entend introduire son article intitulé « Le fascisme en France : entre refoulement et oubli » paru dans le cinquantième numéro de la revue Lignes en 2016. Plus particulièrement, ces mots mettent en lumière la révolution intellectuelle opérée à l’aune du dernier quart du XIXe siècle et marquant l’ancrage absolu du nationalisme dans la pensée d’une droite d’origine contre-révolutionnaire et royaliste, devenue antiparlementariste et compatible – à bien des égards – avec le régime de République en lui-même, de facto. C’est exactement cette évolution qu’il convient d’analyser au prisme d’un discours de défense hétérogène et spécifiant les droites nationalistes.
Rappelons pour mémoire que le « nationalisme » est un concept inséparable de la « nation » – idée structurante de la République issue de la Révolution française. L’abbé Barruel, retenu comme un auteur canonique de l’extrême droite, définit en 1798 péjorativement cette pensée considérant que « l’instant où les hommes se réunirent en nation, ils cessèrent de se reconnaître sous un nom commun ». Le nationalisme est donc d’abord un amour national analysé comme une source de division, dans un contexte contre-révolutionnaire. Ce terme oublié n’est finalement que tardivement utilisé positivement à droite par Maurice Barrès dans son article intitulé « La querelle des nationalistes et des cosmopolites » et publié en 1892 dans Le Figaro. C’est donc au cours du dernier quart du XIXe siècle, tandis que les crises politiques s’enchaînent, que le nationalisme est conçu comme la préférence nationale perçue comme une défense des valeurs et des intérêts nationaux. Au début du XXe siècle, ce nationalisme se fixe à droite et ne concerne pas uniquement les déçus du boulangisme, que sont les royalistes d’extrême droite. Le nationalisme est donc polysémique et semble – aussi – être le degré des droites en France tout au long de la IIIe République (1870 – 1940). Pour tous ces nationalistes, la défense des intérêts nationaux passe par l’adoption d’un discours de défense caractéristique d’une droite plurielle. Ce discours met effectivement en exergue une nébuleuse de valeurs traversant aussi bien les courants antisémitique, antigermanique qu’antiparlementaire et d’ordre. Dès lors, la thématique de l’ennemi devient le sujet principal des discours nationalistes souhaitant identifier le mal français se situant aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur même de la structure étatique. L’ennemi est à la fois identifié comme idéologique – en tant qu’une menace directe pour les intérêts de la nation – mais aussi comme physiquement aux frontières (ennemi extérieur) qu’au pouvoir (ennemi intérieur).
Quoi qu’il en soit, la démission du maréchal de Mac Mahon en 1879 enracine définitivement le régime de « république » dans l’imaginaire des Français à la fin du XIXe siècle. La République ainsi constituée (1875) est associée à l’idéal démocratique parlementaire comme tribulations du long chemin parcouru par la France au cours du « siècle des possibles », pour reprendre l’expression d’Emmanuel Fureix ; durant lequel les régimes politiques se sont succédés jusqu’à l’ancrage définitif du régime républicain avec le président républicain Jules Grévy. C’est ce contexte d’une démocratie parlementaire indissociable à l’idée de république qui marque la naissance des discours antiparlementaristes à droite. En outre, la défaite française lors de la guerre franco-prussienne (1870 – 1871) exalte une idée de revanche déjà bien présente à gauche au sein des communards – paradoxalement rejetée un temps par la droite royaliste du fait d’un régime républicain, alors provisoire, capable de rétablir l’ordre. Ainsi, le début des années 1880 est traversé par des courants intellectuels proto-nationalistes qui servent à identifier ce que sont les droites nationalistes au lendemain de la Première Guerre mondiale (1918). En 1882, Henri Martin, par une vulgarisation analytique de l’historien Michelet, fonde la ligue des patriotes souhaitant préserver le sentiment de revanche comme un moteur fédérateur afin de préparer moralement et physiquement les Français au combat contre les Allemands. C’est à partir de cette idée que doit débuter notre analyse des discours de défense des droites nationalistes, traversant le boulangisme, l’Affaire Dreyfus et jusqu’au réveil nationaliste de 1905 incarné notamment par l’Action française. Lorsque le pacifisme européiste gagne le Vieux continent au sortir de la Première Guerre mondiale avec la condamnation pontificale des idéaux bellicistes prônés par l’Action Française en 1926, il est pertinent de conclure notre analyse.
Le patriotisme est donc à distinguer du nationalisme. Ce dernier place absolument la nation au centre des priorités. L’historien Raoul Girardet définit le nationalisme comme « le souci prioritaire de défendre l’indépendance et d’affirmer la grandeur de l’État-nation ». Cette conceptualisation fait écho à ce qu’affirme René Rémond, grand historien des droites en France et considérant que le début des années 1880 est marqué par trois catégories mettant un terme à la typologie classique des trois droites – légitimiste, orléaniste et bonapartiste. Au contraire, la République, réalité enracinée, structure la typologie des droites dans les années 1880 avec les ralliés au régime, les progressistes antisocialistes et les nationalistes en quête d’un nouvel ordre capable de répondre aux dangers identifiés de la démocratie parlementaire. Pour Serge Berstein, la droite contre-révolutionnaire dispose d’une part de nationalisme et c’est avec cette terminologie que l’on doit analyser l’évolution des discours de défense des droites nationalistes passant d’un sentiment de revanche, paradoxalement rejeté par les royalistes lors de la Commune (1870), à un antiparlementarisme républicain ou non, souhaitant lutter contre le désordre, véritable ennemi commun des droites.
Pour analyser cette évolution, l’historien dispose très largement de sources littéraires mais majoritairement politiques. Autrement dit, il est important de prendre du recul sur les différents discours des partis ou organisations politiques constituant ces droites nationalistes. Le discours du « quadrilatère » prononcé le 25 août 1910 par Charles Maurras en est un exemple. Les discours de revanche sont aussi cultivés par des personnages emblématiques et doctrinant cette droite. Citons à cet égard Maurice Barrès, Paul Déroulède et Édouard Drumont. Les caricatures, comme celles publiées dans la Libre Parole illustrée (1897) lors de l’affaire Dreyfus et témoignant de l’hostilité à l’égard des Juifs perçus comme des ennemis, sont aussi utiles pour percevoir la puissance conceptuelle des messages de défense.
Il est donc pertinent de se demander en quoi le nationalisme de défense, par l’adoption d’un discours sanctuarisant la nation, constitue-t-il une évolution structurante pour les droites nationalistes en formant un socle politique hétérogène.
C’est pourquoi, il convient d’abord d’analyser l’aspect offensif des discours prononcés par les droites nationalistes influencées par le boulangisme (I) avant de comprendre que les ennemis sont aussi identifiés à l’intérieur même de l’appareil étatique, mettant en péril la nation française, selon les nationalistes (II). Enfin, la lutte contre le désordre semble être le socle commun des droites nationalistes malgré des conclusions hétérogènes qui ne sont pas exclusivement incompatibles avec le régime républicain (III).
I – Un nationalisme de défense offensif
Tout d’abord, le discours de défense s’apparente au sentiment de revanche structurant une partie de la droite nationaliste souhaitant préparer l’offensive contre les Allemands. À bien des égards, la pensée du Général Boulanger fonde l’électorat nationaliste sur ce thème de la revanche (a). Dès 1905, à la suite d’une mise en sommeil relative du boulangisme, le réveil nationaliste identifie l’Allemagne comme l’ennemi extérieur principal (b). Pour autant, il serait réducteur de considérer les droites nationalistes comme exclusivement offensives. Ainsi, Paul Déroulède défend-il l’idée d’une « guerre juste », de réaction (c).
A) Le boulangisme revanchard, un moment fondateur des droites nationalistes
Le boulangisme revanchard peut se définir comme la doctrine militaire forgée par la politique de revanche prônée par le Général Boulanger, alors ministre de la guerre entre janvier 1886 et mai 1887. Dès le début de son mandat, le ministre de la guerre du cabinet Freycinet met en place des mesures permettant une amélioration des conditions de vie des soldats. Sa politique est retenue par les nationalistes comme celle d’une primauté nationale, plus que d’un simple patriotisme revanchard. À cet égard, l’affaire Schnæbelé semble illustrer cette aspiration politique. En 1887, lorsque le fonctionnaire bilingue alsacien est arrêté par les allemands à la suite d’un piège orchestré à la frontière du territoire occupé depuis 1870, le Général Boulanger se tient prêt à déclarer la mobilisation générale. Mais les tractations diplomatiques entre les deux puissances dirigées par Grévy et Bismarck – qui n’ont aucun intérêt à faire la guerre à ce moment – coupent court aux espoirs de revanche qui animent le ministre, en dépit du renvoi, le 30 avril 1887, de Schnæbelé en France sans jugement. Cette affaire est importante et démontre aux républicains le danger sécuritaire que peut représenter la politique de Boulanger, d’ailleurs non reconduit par le gouvernement Rouvier. Zeev Sternhell analyse le boulangisme comme la première synthèse opérante entre le nationalisme – revanchard – et certaines formes de socialisme. Le programme du Général Boulanger, candidat aux élections législatives de 1889, répond en effet aux attentes d’une partie de la droite nationaliste incarnée par la ligue des patriotes de Paul Déroulède, dont il est membre. Convoquons, pour exemplifier ce propos, le refrain « C’est boulange, boulange, c’est Boulanger qu’il nous faut » chanté par des dizaines de milliers de personnes au cirque d’hiver de Paris en 1886. Le « Général revanche » séduit les nationalistes en ce qu’il exalte l’armée comme un instrument de défense nationale contre l’ennemi allemand. En 1889, 36% de l’électorat français est boulangiste, derrière les républicains qui semblent fragilisés.
Ainsi compris, le boulangisme est le premier moment marquant l’émergence d’une droite nationaliste unie sous le thème de la revanche avec un discours antigermanique.

B) Le réveil nationaliste au début du XXe siècle : un anti-germanisme
Mais l’échec du boulangisme, cristallisé par son exil soudain (2 avril 1889), déçoit les nationalistes. À la veille de la Première Guerre mondiale, et à l’aune du coup de Tanger en 1905, un réveil nationaliste s’observe notamment au prisme d’une multiplication de publications à caractère nationalistes. D’abord, la ligue des patriotes, au début du XXe siècle, poursuit son rôle d’instruction et de préparation physique et morale à la revanche. En instruisant un culte de l’armée, les nationalistes souhaitent une prise de conscience nationale. Étienne Rey publie en 1912 La renaissance de l’orgueil français, qui a rencontré un certain succès. Il déclare « [qu’]envisager un tel événement [la guerre] sans crainte et sans faiblesse, cela doit être pour nous [français] un sujet d’orgueil légitime ». Le contexte international est perçu comme une nouvelle opportunité pour les nationalistes revanchards. L’ennemi allemand est nommé avec ce désir de regagner les provinces perdues face à une armée jugée dangereuse. Le péril allemand (1913) publié par Paul Pilant et La menace allemande (1913) publié par Georges Dejan, témoignent tous deux de l’anti-germanisme du début du nouveau siècle. De nombreuses enquêtes dirigées par des nationalistes se multiplient au début du XXe siècle, toujours dans cet objectif d’une prise de conscience de la supériorité démographique et logistique au sein de la nation française. Il faut dire que la crise d’Agadir (1911), survenue lorsque l’Allemagne envoie un navire militaire au large de la baie marocaine ; ce qui est perçu comme une provocation par l’Entente cordiale (Royaume-Uni et France) au bord d’un conflit militaire, dispose d’une forte répercussion au sein de l’opinion française. Si le gouvernement français assure une politique pacifiste, ces épisodes servent au discours de défense des droites nationalistes. L’historien Pierre Albin nous rend compte de cette situation d’une guerre probable dès 1913 à travers une interrogation simple « aurons-nous la guerre », une réflexion qu’il publie dans un numéro de la Revue de Paris (1913).
Quoi qu’il en soit, le discours de défense est d’abord celui d’une revanche et est antigermanique. L’aspect offensif est à nuancer selon les intellectuels, notamment en raison d’une opinion française plus patriote que nationaliste.
C) Un nationalisme non hostile prônant la guerre juste
L’ennemi extérieur, à la veille de la Première Guerre mondiale est majoritairement allemand. Si bien qu’une partie des nationalistes entendent rendre possible une alliance avec les britanniques. C’est le cas du discours prononcé par Paul Déroulède le 3 décembre 1905 à Champigny. S’il insiste sur la bataille de 1870 devant le monument commémoratif, il souhaite surtout développer l’idée d’une guerre défensive juste pour infléchir la doctrine politique nationaliste de la ligue des patriotes en déclin à l’heure de la création de l’Action Française (juin 1899). La ligue des patriotes, selon Déroulède, doit soutenir l’Entente cordiale, en dépit d’une crise coloniale et diplomatique à Fachoda (1898), perçue comme une humiliation par les nationalistes. Pour autant, cette guerre de défense s’oppose au socialisme et à l’internationalisme pacifique des années 1900, jugé utopique. Dans la pensée de Déroulède, le pacifisme est antipatriotique et est donc contraire au nationalisme. Mais la République peut être le régime de la revanche. La ligue des patriotes est donc le mouvement pionnier des droites nationalistes avec l’apparition d’une mystique nationale à travers les commémorations de dates clefs – souvent cultivées par la revanche – et le culte des héros de guerre mort au combat pour la nation française. Elle est aussi une prise de conscience intéressante, pour l’historien, qu’une droite nationaliste unie ne peut exister tant les divergences conceptuelles sont fortes. La position de Déroulède est effectivement jugée timide par certains intellectuels nationalistes comme Charles Maurras dénonçant la foi absurde envers le régime républicain et un discours peu guerrier. Pour Déroulède il convient de ne pas déclencher la guerre mais d’y répondre.
Donc en cela, le nationalisme de défense n’est pas pluriel. La revanche est le thème fondateur du nationalisme à l’orée du dernier quart du XIXe siècle. Le développement de l’Action française divise les droites nationalistes entre les plus extrémistes et les plus modérés. Si l’ennemi est extérieur, il semble que les discours de Charles Maurras et d’Édouard Drumont ne concernent surtout un ennemi plus dangereux encore que l’Allemagne : l’étranger, ce dont il convient désormais d’analyser.
II – Défendre l’État contre les ennemis intérieurs
Les droites nationalistes se divisent lorsqu’il s’agit d’identifier et de caractériser l’ennemi intérieur, bien réel pour tous ces nationalistes. Il est peu de dire que l’exaltation de la nation chez Maurice Barrès conduit à l’adoption d’un discours de défense nostalgique (a) mais annonçant une pensée xénophobe, assumée par Charles Maurras et l’Action française (b). L’ennemi de l’intérieur n’est pas uniquement cet étranger qui déstructure la communauté nationale, il est aussi au pouvoir selon Édouard Drumont (c).
A) Le nationalisme romantique de M. Barrès, l’exaltation de la nation
Maurice Barrès publie Les déracinés, un ouvrage important en 1897 et contant l’histoire de sept élèves lorrains bonapartistes arrivant à Paris avec ce désir d’ascension sociale dans une République hésitante, à l’heure du boulangisme. Tentés par l’expérience du « Général revanche » pour lequel ces derniers lui vouent un certain culte, ils retournent en Lorraine et sont absolument dépaysés par un espace rural méconnaissable, surtout par les nouveaux rites. Précisément, le premier tome de la trilogie du Roman de l’énergie nationale, est une source importante puisqu’elle met en avant un principe très cher à certains nationalistes, dès la période boulangiste : le conservatisme national. Pour Barrès, la longue description du dépaysement des lorrains est l’occasion d’introduire la notion de décadence, au sens d’une patrie perdue que l’on doit expliquer par des étrangers venus s’installer et modifier l’équilibre, l’ordre des choses. Ce nationalisme est romantique en ce qu’il exalte les sentiments d’une communauté nationale unique et menacée par ce qui lui est extérieur. À travers cette trilogie, Maurice Barrès, proche de la ligue des patriotes de Déroulède qu’il préside d’ailleurs entre 1914 et 1923, arbore un discours de protection, marquant la primeur des valeurs nationales sur celle des étrangers, altérant la nation. Ainsi et dès le dernier quart du XIXe siècle, il existe une forme de nationalisme protectionniste cherchant à défendre la communauté nationale contre un ennemi intérieur, l’étranger. Barrès et certains partisans de la ligue des patriotes, défendent un nationalisme conservateur rattaché aux valeurs militaires de défense et de primauté nationale contre les « barbares » – désignés comme ceux qui peuvent affaiblir les valeurs de la communauté nationale. Comme Déroulède, ils évoluent vers un nationalisme républicain traditionnaliste dès 1911 en prônant les valeurs familiales, la « terre natale » qu’est la patrie tout en exaltant l’armée, sans rejeter le régime républicain en soi.

B) « Les quatre États confédérés » selon C. Maurras, une xénophobie assumée
Mais il existe une grande majorité de la droite nationaliste arborant un discours résolument xénophobe, dès le début du XXe siècle. En 1899, Henri Vaugeois et Maurice Pujo, dans le contexte intellectuellement instable qu’est l’Affaire Dreyfus (1894-1906) fondent l’Action française comme un collectif nationaliste capable d’incarner le renouveau nécessaire à une pensée encore trop hésitante. Très vite, cette organisation devient le nationalisme de parti le plus actif, ce que l’on peut observer durant l’Affaire. Absolument antidreyfusarde, l’Action française prône un discours de défense de la nation républicaine contre l’ennemi étranger, ici juif. Ce discours de défense est plus xénophobe qu’antisémite en soi, ce que l’on peut analyser à travers l’important discours du quadrilatère prononcé par Charles Maurras le 25 août 1910 et infléchissant définitivement la doctrine politique de ce mouvement originellement orléaniste et rallié à la République, vers un discours bien plus royaliste. Il convient ici d’analyser ce qu’est l’ennemi intérieur selon Charles Maurras. Les ennemis de la nation sont ce qu’il nomme les « quatre États confédérés », associés à la structure républicaine. D’abord les protestants qui « font la loi », ce que l’on peut évoquer ici comme un rejet de la laïcisation républicaine, un argument important pour ce catholique parvenant à rallier les plus pieux au nationalisme royaliste de défense. Le deuxième confédéré est « le juif » qui prend ici la place traditionnelle et largement moyenâgeuse du banquier ruinant l’État. Enfin, les francs-maçons, sont associés aux républicains qui maîtrisent le parlement selon Maurras. Ainsi donc, avec les métèques, ces trois confédérés complètent l’analyse de Maurice Barrès en précisant un ennemi intérieur pluriel et les caractérisant. L’idée importante, mais aussi celle qui est le point de désaccord entre le nationalisme républicain de la ligue des patriotes et le nationalisme devenu royaliste de l’Action française, est cette association entre les confédérés et les institutions de la République.

C) L’antisémitisme de E. Drumont, lutter contre un pouvoir corrompu
Plus particulièrement encore, cette idée d’un pouvoir corrompu n’est pas nouvelle. À bien des égards, Édouard Drumont, en développant un discours de défense nationaliste antisémite, critique aussi les institutions de la République. L’antidreyfusisme, s’il est un moyen de défendre l’armée, est surtout l’occasion, pour une partie de la droite nationaliste, d’exprimer une hostilité précise envers les Juifs. En 1886, soit sept années après la publication de l’ouvrage Victory of judaism over Germany (1879) par le journaliste allemand Wilhelm Marr théorisant le concept d’antisémitisme, Édouard Drumont publie La France juive (1886). Cette réflexion entend expliquer l’origine de la corruption de l’État par des Juifs étrangers à la nation française détournant les valeurs nationales, en déconstruisant ces dernières par une déchristianisation et un capitalisme bourgeois. La ligue antisémitique (1889) fondée par Drumont puis le journal La Libre parole (1892) sont très actifs au cours de l’Affaire Dreyfus. L’idée est que le corps national est trahi par les gouvernants majoritairement juifs, ce que la trahison de Dreyfus prouverait. Les droites nationalistes cherchent donc, après les déboires du boulangisme, à identifier l’ennemi intérieur quitte à durcir le discours de défense pouvant être offensif à l’intérieur – quand il ne l’est pas aux frontières. S’il n’y a pas eu de guerre avant 1914-1918, il y a bien eu des assassinats antisémites dès la publication des idéaux de Drumont. Rappelons pour mémoire le duel en 1892 entre le capitaine Joseph Armand Mayer et le marquis de Morès, un nationaliste proche de La Libre Parole. Tué au cours de ce duel, le décès du capitaine Mayer a suscité paradoxalement l’indignation de l’opinion publique quelques années avant l’Affaire.

Quoi qu’il en soit, les droites nationalistes, si elles sont xénophobes en ce qu’elles se méfient de l’étranger et exaltent la nation, peuvent aussi être antisémites. L’ennemi intérieur est bien pluriel et peut aussi être défini comme l’État républicain en lui-même. C’est pour cette raison qu’il convient de s’interroger sur la compatibilité des droites nationalistes avec le régime républicain, du boulangisme jusqu’à l’étrange – en apparence – prise de position favorable à l’Union sacrée.
III – Rétablir l’ordre, le moment républicain des droites nationalistes ?
La IIIe République n’est pas seulement parvenue à implanter le régime républicain en France définitivement mais a aussi réussi à porter l’idée d’une nation française comme le cœur battant de la République, alors associée à la démocratie parlementaire. Pourtant, le nationalisme dès le dernier quart du XIXe siècle, arbore un discours de défiance vis à vis du parlementarisme en cherchant une alternative pouvant se traduire par un coup d’État au moment de l’apogée du boulangisme (a). L’échec de ce projet antiparlementariste entraîne une révision du discours de défense des nationalistes tiraillés entre le nationalisme républicain compatible avec le régime et le nationalisme intégral prônant un retour de la monarchie (b). Finalement, si le socle politique des droites nationalistes est hétérogène, il partage deux principes qui motivent leurs adhésions à l’Union sacrée : l’ordre et la primauté nationale (c).
A) L’antiparlementarisme offensif, tenter le coup d’État
L’ennemi commun des droites nationalistes est le désordre associé au Parlement par les nationalistes, de facto. Il faut dire que la multiplication des scandales largement médiatisés attise cette critique parlementaire des droites nationalistes. Le scandale de Panama (1892) est largement traité par La Libre Parole de Drumont et La Cocarde de Maurice Barrès, particulièrement virulente contre le banquier juif Jacques de Reinach perçu comme « le produit de la République parlementaire ». Le 21 novembre 1892, le député nationaliste Jules Delahaye interpelle le gouvernement et s’en prend violemment – verbalement – contre le baron Reinach qui est retrouvé mort quelques jours plus tard. Les médias se posent la question de la nature du décès. Suicide ou empoisonnement ? Quoi qu’il en soit, les droites nationalistes s’en prennent au parlementarisme de la IIIe République jugé comme un désordre politique et une reproduction sociale interminable mais simplement par une critique et des dénonciations. L’historien Jean Garrigues estime que le scandale de Panama illustre la faiblesse d’un projet nationaliste unique capable de proposer une alternative au parlementarisme républicain. Il faut dire que l’espoir d’un coup d’État boulangiste a suscité de l’enthousiasme au sein des nationalistes. Les boulangistes sont effectivement prêts, en 1889, à renverser la Constitution et à établir un régime républicain plus exécutif que législatif, une expérience vaguement connue en France à cette époque (IIe République). C’est cette situation qui fait dire à l’historien Philippe Levillain que le boulangisme exalte certaines idées à droite – de revanche, antiparlementaire – mais déçoit par le refus du coup d’État. Lorsqu’il s’exile, le Général laisse les royalistes sur une énième défaite d’une restauration possible et les nationalistes républicains déçus par l’échec du projet antiparlementariste. L’ennemi institutionnel, que l’on peut appeler désordre, s’ancre définitivement.
B) La monarchie maurrassienne : résister aux dangers de l’intérieur – le nationalisme intégral
Pour toutes ces raisons, Charles Maurras dans son célèbre discours de 1910, développe un projet ambitieux qui, cette fois-ci, ne va pas convaincre mais qui témoigne toujours d’un nationalisme de parti défensif et particulièrement intégral. La monarchie maurrassienne entend lutter contre le désordre politique et l’étranger intérieur identifié par la mise en place d’un régime politique capable d’accorder le pouvoir à un gouvernant expert et compétent – compétence entretenue par une éducation formelle et appropriée. Cette monarchie est antiparlementaire et soutient le projet d’un régime d’ordre quitte à être autoritaire – qu’il ne faut pas prendre au sens d’une dictature ici. L’antiparlementarisme dénonce les méfaits du suffrage direct livrant la nation au jeu des partis. Maurras comme les nationalistes républicains dénoncent le vote godillot – c’est-à-dire la tendance que les parlementaires républicains ont à suivre à la ligne les directives partisanes lors des votes à l’Assemblée, sans conviction en soi. L’objectif de cette monarchie maurrassienne est donc de donner une réponse concrète au désordre parlementaire en dénonçant aussi le parisianisme enjuivé gage d’une reproduction sociale portant atteinte à la communauté nationale à long terme et déconstruisant les valeurs historiques françaises – le catholicisme en première ligne, selon les nationalistes. Ainsi donc, le nationalisme intégral est la forme sans doute la plus extrême du nationalisme de défense, incompatible avec le régime républicain. Les droites nationalistes ne saisissent pas le projet de Maurras comme une dernière opportunité de restauration, au contraire au cours de la Première Guerre mondiale, elles démontrent que la nature intrinsèque du régime importe peu tant que la primauté nationale est mise en lumière.
C) Finalement, adhérer à l’Union sacrée (1914 – 1918)
À la suite du message du président Poincaré le 4 août 1914 exhortant les partis politiques à respecter une Union sacrée des forces politiques pour la victoire dans la guerre contre l’Allemagne, les deux chambres du Parlement votent l’Union sacrée. Les droites nationalistes respectent cette union et s’inscrivent dans ce devoir national. Dans ses mémoires, Raymond Poincaré écrit que « depuis le début de la guerre, Léon Daudet et Charles Maurras ont oublié leur haine contre la République et les républicains, pour ne plus penser qu’à la France ». Mieux encore, au sortir de la grande guerre, le devoir de mémoire et la reconnaissance du don de soi effectué par les anciens combattants devient la ligne politique principale des mouvements nationalistes, se radicalisant. Avec l’avènement de l’antibolchevisme luttant contre l’anarchie, les nationalistes ne discutent plus le régime républicain en soi et souhaitent que la primauté nationale règne sous l’hospice d’un régime exécutif fort. Le bloc national – une coalition regroupant des organisations politique du centre et de droite – gouverne entre 1919 et 1924, avec notamment Georges Clemenceau comme figure importante. Ce nationalisme républicain n’est plus celui de la xénophobie ou de l’antisémitisme mais est bien républicain, de droite et plutôt patriote. L’extrême droite reprend son discours antiparlementariste dès 1918 mais doit essuyer un échec cuisant lorsque le pape Pie XI, le 20 décembre 1926, exhorte les fidèles à ne pas adhérer à l’Action Française ou lire des pensées bellicistes contraires à l’ordre européen initié par la SDN – la société des Nations et le wilsonisme, soucieux est-il de préserver une paix et une Concorde entre États.

Ainsi donc, les droites nationalistes, si elles s’accordent sur la lutte contre le désordre, semblent se diviser quant à la nature du régime politique viable. La tentative boulangiste du coup d’État ainsi que la monarchie maurrassienne peuvent être analysées comme une incompatibilité croissante entre République et nationalisme. Pour autant, il est important de rappeler que l’Union sacrée a été respectée et que la monarchie maurrassienne n’a pas réussi à unifier les droites nationalistes autour de ce projet de restauration. Le nationalisme est républicain, royaliste mais d’ordre quoiqu’il en soit. La primauté nationale est véritablement l’énergie des nationalistes.
Que conclure ?
In fine, ces cinquante années témoignent d’une évolution du discours nationaliste. De sa naissance que l’on peut identifier à travers un boulangisme de défense à son affirmation dans l’entre-deux-guerres, le nationalisme est pluriel pouvant être aussi bien républicain que royaliste. Les droites nationalistes identifient d’abord un ennemi extérieur germanique et conceptualisent la préparation à la guerre imminente comme un moyen de défense national, ce qu’effectue La ligue des patriotes de Déroulède. L’Action française de Vaugeois et de Pujo témoigne d’un éveil nationaliste belliciste et revanchard – de nouveau – lorsque les tensions diplomatiques entre l’Allemagne et la France se manifestent sur la scène internationale dès 1905. Mais l’ennemi n’est pas qu’extérieur il est aussi identifié à l’intérieur même de l’appareil étatique. Un véritable nationalisme défensif de lettres, incarné par Barrès, Maurras ou Drumont, conceptualise l’antisémitisme et ce qu’est la xénophobie en France au service d’une primauté nationale et d’une défense contre un « barbare » étranger aux traditions. Les droites nationalistes sont des courants d’opposition notamment la laïcisation de la société française et au parlementarisme républicain. C’est cette dernière chose qui permet d’identifier les courants nationalistes et de les distinguer. L’échec du coup d’État boulangiste et de la restauration maurrassienne que l’on peut expliquer par la Première Guerre mondiale, évoquent une compatibilité progressive entre nationalisme et républicanisme, en dépit d’un nationalisme royaliste orchestré par l’Action française.
Indéniablement donc, il n’existe pas un nationalisme de défense mais une multiplicité. Boulangiste, antidreyfusard, xénophobe, antisémite, royaliste ou républicain ; autant de qualificatifs pouvant accompagner le terme de « nationalisme » plus que jamais à entendre comme la primauté des valeurs nationales plus que de la nature du régime en lui-même. Au sortir de la Première Guerre mondiale, les anciens combattants deviennent un atout indéniable pour les droites nationalistes choquées par la victoire du « cartel des gauches » en 1924. L’antiparlementarisme se durcit lorsque la crise de 1929 survient et entraîne les régimes européens des années trente dans ce qui peut être caractérisé d’âge d’or du nationalisme. Ce n’est pas tant la nature du régime que l’ordre et l’exécutivisme qui est au cœur des débats institutionnels de l’entre-deux-guerres.
Bibliographie :
Ouvrages généraux :
- TOUCHARD Patrice, BERMOND-BOUSQUET Christine, CABANEL Patrick, LEFEBVRE Maxime, Le siècle des excès – de 1870 à nos jours, Paris, PUF, 1992.
- WINOCK Michel, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997.
- BERNARD Mathias, La guerre des droites : de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Odile Jacob, 2007.
Ouvrages spécialisés :
- GARRIGUES Jean, Le boulangisme, Paris, PUF, 1992.
- BECKER Jean-Jacques, AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, La France, la nation, la guerre : 1850-1920, Paris, Sédès, 1995.
- DARD Olivier, Charles Maurras, le maître et l’action, Paris, Armand Colin, 2013.
- MONIER Frédéric, Les années 1920, Paris, Livre de Poche, 1999.
Outils :
- RÉMOND René, Les droites en France, Paris, Aubier-Montaigne; [4e éd., rev. et mise à jour] édition, 1992.
- BERSTEIN Serge et Gisèle, Dictionnaire de la France contemporaine, TOME I : 1870-1945, Paris, Éditions Complexes, 1995.
Article :
- Sternhell Zeev, « Le fascisme en France : entre refoulement et oubli », Lignes, 2016/2 (n° 50), p. 9-33. DOI : 10.3917/lignes.050.0009. URL : https://www.cairn.info/revue-lignes-2016-2-page-9.htm
Sources :
- DRUMONT Édouard, La France juive, 1886.
- Discours de Paul Déroulède, le 3 décembre 1905 à Champigny.
- Le « quadrilatère », Action française, Charles Maurras, 25 août 1910.
- BARRÈS Maurice, Les déracinés, 1897.