« À partir du IVe siècle, le changement d’attitude du pouvoir politique modifia radicalement les conditions de l’expansion chrétienne : le christianisme passa d’une situation dans laquelle il était hors-la-loi, […] puis de faveur jusqu’à ce que son principal rival, le paganisme, […] [soit lui-même] mis hors-la-loi. ». C’est ainsi que l’historien Pierre Maraval, grand spécialiste du christianisme antique, analyse, à travers son ouvrage Le christianisme de Constantin à la conquête arabe (2005) le renversement des rôles occupés par les religions dominantes au sein de l’Empire romain : le christianisme et le paganisme, ce dernier conçu comme une réalité plurielle regroupant les religions traditionnelles de la Rome antique. D’une naissance hors la loi et largement réprimé puis persécuté par les empereurs polythéistes, le christianisme parvient à se diffuser aussi bien en Occident qu’en Orient et à s’enraciner au cours du IVe siècle malgré une position, pour l’heure et à l’orée de l’année 312, encore minoritaire ; fondant une nouvelle dynamique quitte à réprimer ce qui est contraire à la nouvelle religion de l’Empire romain. C’est donc cette nouvelle tendance qu’il convient d’analyser au prisme d’une nouvelle législation romaine favorable à l’émancipation définitive du christianisme quitte à provoquer de nouvelles formes de disharmonies au sein de la communauté chrétienne tant disparate géographiquement que théologiquement.
L’origine du terme « chrétien » est intimement liée à Jésus de Nazareth, ce personnage au fondement du christianisme en tant que croyance. Si au cours des premiers siècles après Jésus-Christ (ap. J.-C.) les chrétiens sont hors-la-loi et fortement réprimés puis persécutés par un pouvoir impérial païen inquiet de la diffusion exponentielle de cette nouvelle religion au cœur de toutes les couches sociales de l’Empire, dès le IVe siècle ce terme générique renvoie à une communauté tolérée puis légalisée sous l’empereur chrétien romain Constantin Ier mais non unifiée et géographiquement étendue du nord de l’Empire romain jusqu’en Afrique, de la partie occidentale de l’Empire jusqu’en Orient. C’est cette nouvelle dynamique qui implique un changement d’attitude du pouvoir romain à l’égard du christianisme. Le IVe siècle marque une évolution de la répression, se manifestant par des contraintes graves, des violences sur un groupe d’individu – ou un individu seul – dans le but de réguler ce qui est jugé comme un trouble à l’ordre public. La répression est donc, d’abord, un outil impérial de lutte contre le désordre, ce que l’on observe avec les répressions nombreuses envers le christianisme au cours des premiers siècles. Mais la persécution, elle, se manifeste par des mesures de violences arbitraires prises à l’égard d’une communauté ethnique ou religieuse en particulier. Lorsque le pouvoir romain se christianise, il légalise et légitime cette religion, progressivement, comme religion d’Empire ce qui le conduit à lutter contre la résistance d’un paganisme historique et hostile d’abord, avant de conduire à une lutte contre de nouvelles formes communautaires du christianisme dans un Empire géographiquement étendu et disparate ethniquement. Pour tous ces romains d’Orient et d’Occident, le pouvoir impérial christianisant devient le régulateur des croyances en vue d’unifier l’Empire à l’heure d’un Empire affaibli par les querelles impériales entre augustes d’Orient et d’Occident. Il faut dire qu’en 311, l’Empire romain est administré par quatre augustes – Maximin II Daïa, Constantin, Licinius et Maxence – qui se disputent la légitimité impériale après l’échec de la tétrarchie souhaitée par l’empereur Dioclétien. En abdiquant en 305, Dioclétien ouvre la voie aux barbares constituant une menace extérieure réelle pour l’Empire romain alors limé de l’intérieur par la question religieuse. La même année, l’empereur Galère proclame, par un édit, la reconnaissance de la liberté religieuse, constatant en cela légalement le succès de la résistance chrétienne contre les persécutions menées par le pouvoir impérial au IIIe siècle ; ce qui permet au christianisme d’atteindre les plus hautes sphères du pouvoir.
Quoi qu’il en soit, ce changement d’attitude est amorcé par la conversion en 312, date à laquelle notre étude doit débuter, de Constantin au christianisme lors de la bataille du Pont-Milvius selon la description effectuée par Eusèbe de Césarée dans sa Vie de Constantin. Le 28 octobre 312, Constantin affronte Maxence afin de se disputer la partie occidentale de l’Empire. En dépit d’une infériorité numérique, les troupes de Constantin l’emporte, la légende veut qu’il ait reçu l’aide de Dieu suite à une double apparition divine lui recommandant de faire porter à son armée des étendards affichant le signe du Christ pour gagner. Cette bataille, si elle marque la première conversion d’un empereur romain au christianisme, met surtout en exergue la « double religiosité » (Robert Turcan) de l’Empire au cours du règne de Constantin. Au IVe siècle, le christianisme doit cohabiter avec le paganisme et c’est à l’aune de cette considération qu’il convient d’analyser la relation qu’entretien le christianisme à l’égard des autres religiosités, qu’elles soient polythéistes ritualisées par des sacrifices divins ou bien monothéistes mais divergentes de la conception chrétienne dominante de l’Église de Rome.
Dès lors, la question des chrétiens et de la répression de 312, date à laquelle Constantin se convertit au christianisme et parvient à gagner contre Maxence dans cette quête de légitimité en Occident, et l’an 431, période au cours de laquelle le Concile d’Éphèse se conclut sous Théodose II et sanctionnant les thèses anti-nicéennes hérétiques – contraire aux conclusions du Concile de Nicée (325), soulève de nombreux enjeux. D’abord, elle englobe deux siècles de christianisation de l’Empire romain au cours desquels nous sommes passés d’un rejet et d’une persécution émanant du pouvoir impérial à l’égard des chrétiens à une répression émanant d’un pouvoir impérial christianisé. Le premier enjeu est donc cette relation ambiguë qu’entretiennent l’Église de Rome et le pouvoir impérial, le premier cherchant à incarner l’autorité religieuse d’une communauté chrétienne disparate dans un Empire géographiquement étendu, le second disposant du rôle politique terrestre cherchant à lutter contre le désordre. Pour autant, cette question quiert – aussi – à ouvrir une réflexion plus large sur l’attitude de la communauté chrétienne à l’égard de ce qui est singulier et étranger au dogme adopté et défini à Nicée (325) par les évêques largement d’occident. Le IVe siècle témoigne effectivement de l’émergence de nouveaux courants du christologiques ; pour tous ces chrétiens, il n’est plus question de lutter exclusivement contre le paganisme mais d’intégrer aussi des mesures parfois radicales pour unifier la communauté chrétienne autour d’un dogme impérial. La question d’un rapprochement de l’Église et de l’État romain est à soulever. Enfin, il convient d’analyser l’efficacité des mesures normées au sein des couches populaires, sans compromettre l’avis spirituel et théologique que certains penseurs chrétiens, à l’instar d’Augustin, prônent sur la question de la répression et de l’aide du pouvoir impérial. Finalement, la christianisation de l’Empire romain n’est pas synonyme d’une absence de répression, loin s’en faut.
Pour analyser cette évolution, l’historien dispose de sources largement littéraires pour lesquelles l’objectif n’est pas de retranscrire un récit objectif des évènements. Au contraire et parce qu’elles sont majoritairement chrétiennes, ces sources, dithyrambiques à l’égard du christianisme, n’évoquent pas l’inefficacité des mesures normées retenues et ne relatent que très peu les disharmonies au cours des nombreux Conciles. Précisément, citons à cet égard la Vie de Constantin écrit vers 330 ap. J.-C. par Eusèbe de Césarée contant, notamment, la manière dont Constantin est parvenu à unifier l’Empire après sa victoire contre Licinius en 324. Notons aussi les écrits de l’historien de langues grecque Sozomène, prenant largement parti pour le dogme nicéen au même titre que Théodoret de Cyr dans une compilation du XVIIe siècle que l’on retient comme l’Histoire ecclésiastique. Enfin, pour analyser les mesures normées adoptées et les différentes formes de répression ainsi que ce qu’elles suggèrent pour les sociétés de l’Empire, l’important Code Théodosien, véritable recueil des décisions impériales depuis Constantin, nous est parvenu. Il convient d’adopter un regard critique à l’égard de la législation impériale en s’interrogeant aussi sur les relations effectives entre l’Église romaine et le pouvoir impérial – ses applications comme ses usages.
Pour toutes ces raisons, il est pertinent de se demander en quoi la christianisation de l’État romain conduit-elle à des répressions aussi normées que populaires et témoignant des rivalités tant théologiques que de mœurs dans un Empire géographiquement étendu. Autrement dit, les tensions tant externes qu’internes aux communautés chrétiennes, ne témoignent-elles pas d’une coopération progressive entre l’Église de Rome et le pouvoir impérial utilisant la répression comme un moyen de légitimité et respectant le souhait de Concorde ecclésiastique malgré des enjeux politiques ?
C’est pourquoi, il convient d’une part de s’interroger sur la confirmation d’une désunification du christianisme à l’aune des mesures répressives impériales et à l’égard de ce qui est contraire au dogme de l’Église de Rome (I) avant de comprendre que les moyens de répression tendent à rapprocher l’Église de l’État romain dans un objectif de maintien de l’ordre (II). Finalement, cette christianisation progressive de l’Empire amène à penser la répression et soulève de nombreux débats théologiques au sein des communautés chrétiennes (III).

I – La répression comme un outil de christianisation de l’Empire romain
Tout d’abord, il est intéressant de comprendre que les IVe et Ve siècles ap. J.-C., s’ils attestent d’une christianisation indéniable de l’Empire romain, ne marquent pas l’unification des communautés chrétiennes déjà très plurielles aux premiers siècles. À bien des égards, l’idée de répression pour affirmer la christianisation de l’Empire émane d’une politique impériale devenue favorable aux chrétiens et contre les païens (a). Mais de nombreux schismes vont rythmer ces deux siècles conduisant à une répression entre chrétiens non nicéens, par des chrétiens (b) et à de nombreuses réactions dans un Empire désunifié (c).
A) Légaliser le christianisme par une politique de faveur : une répression douce ?
Lorsque le pouvoir impérial entame sa conversion au christianisme, la législation romaine constantinienne doit prendre en considération deux données non négligeables. D’une part, la majorité des romains sont encore polythéistes ; le Sénat romain est majoritairement païen en ce début de IVe siècle et les chrétiens sont minoritaires. D’autre part, l’Empire, jusqu’à la victoire décisive (3 juillet 324, bataille d’Andrinople) de Constantin durant la guerre civil qui l’oppose à Licinius, n’est pas dirigé par un seul Auguste. L’objectif de la politique impériale de Constantin, notamment après 324, est donc double : d’affirmer d’abord son autorité d’unique Auguste légitime en légiférant en faveur d’un ordre public, ce qui suppose un équilibrage des droits de culte entre païens et chrétiens mais aussi en accordant des faveurs aux chrétiens pour légaliser définitivement cette religion. En tant que premier empereur chrétien, Constantin est celui qui débute la christianisation de l’Empire romain. Cette situation suppose donc pour l’Auguste garant de la Concorde de légiférer contre certaines pratiques incompatibles du paganisme d’antan, quitte à ouvrir la voie à une première forme de répression douce qu’est l’équilibrage des cultes entre monothéistes et polythéistes. En effet, si le code théodosien rapporte à l’historien de nombreuses lois témoignant d’une harmonisation des droits entre chrétiens et païens, il met surtout en exergue la politique de faveurs accordés par l’empereur Constantin aux chrétiens et plus particulièrement aux églises en tant que communautés locales chrétiennes sous l’autorité d’un évêque. Dès 321, selon une datation toutefois imprécise, la loi 2.4 du Code théodosien dispose aux églises l’application du régime des donations aux temples. Autrement dit, les églises peuvent désormais se constituer, tel un lieu de culte romain classique, des propriétés et édifier des réserves alimentaires. L’Église, en tant qu’ensemble des communautés chrétiennes, se légalise sous Constantin. La politique des faveurs concerne aussi les évêques et le clergé chrétien. En 313 ou 319 selon une datation imprécise, la loi 2.2 du Code théodosien exempte de charges les clercs de province – les munera – un mot de droit romain désignant les charges, taxes, sommes payées au même titre que les services assumés par un citoyen romain et en particulier les élites. D’abord donc, la christianisation de l’Empire n’est pas synonyme d’une répression envers le paganisme, puisque Constantin estime même qu’il est logique et bienvenu de consulter les auspices dans un cadre public (loi 10.1, 17 décembre 320 ou 8 mars 321). Pour autant, déjà sous Constantin, une première forme de répression est l’interdiction de rites non compatibles avec la religiosité chrétienne. La loi 2.5 adopte effectivement cette logique de défense et entend légiférer contre ceux qui forcent les chrétiens à participer à des rites païens, notamment de sacrifices. Dans la même veine, la loi 8.1 condamne les juifs qui ont agressé des chrétiens à une lapidation. Ainsi donc, le règne de Constantin, premier empereur, chrétien est marqué par cette volonté d’accorder des faveurs aux chrétiens dans l’objectif d’harmoniser le droit de culte entre païens et chrétiens et d’interdire toute forme de répression envers les chrétiens, rompant en cela avec près de trois siècles de persécutions. Pour autant, ce changement d’attitude du pouvoir impérial place les chrétiens non plus comme des victimes mais comme des acteurs, principalement, d’une nouvelle répression contre ce qui est contraire au christianisme, qu’ils soient païens ou hérétiques. De persécutés, les chrétiens se retrouvent en position de force après le règne de Constantin.
Soutenez les auteurs et abonnez-vous au contenu
Il s'agit d'un contenu premium. Abonnez-vous pour lire l'article en entier.