Le dimanche 24 mai 2020, le ministre des affaires étrangères chinois, Wang Yi, prévient les États-Unis qu’une « nouvelle guerre froide » est au bord d’imploser entre les deux puissances. Si le Covid-19 dévaste les structures de nos sociétés, il semble qu’un virus politique émerge. À travers deux articles, comprenons ce qu’est la nouvelle guerre froide : d’abord comme une conséquence d’une sortie de guerre manquée par les États-unis entre 1991 et 2015, avant d’analyser la politique étrangère de Donald Trump, plus que jamais russifiée à l’égard de la puissance chinoise.
«Un monde autrefois divisé entre deux camps armés reconnaît qu’il n’y a qu’une seule superpuissance prééminente : les États-Unis d’Amérique. » C’est par ces mots prononcés en 1992, que le président George Bush entend expliquer la fin de la guerre froide marquant la victoire du modèle occidental. Il faut dire que la disparition officielle de l’URSS (Union des Républiques Socialistes Soviétiques) le jour de Noël 1991 à la suite de la démission de M. Gorbatchev, termine la guerre froide en ouvrant le cycle de sortie de guerre. Ce passage progressif d’un monde ancien à un monde nouveau est annoncé dès décembre 1989, à l’occasion du sommet de Malte entre George Bush et Mikhaïl Gorbatchev, reconnaissant que la guerre froide est finie. Le processus de fin de guerre froide met inexorablement en lumière un monde multipolaire, que le principe du multilatéralisme entend réguler, ce que le président Bush popularise à travers le slogan « nouvel ordre mondial ». C’est dans ce contexte que les années 2000 témoignent de nouvelles conflictualités et de nouvelles tensions entre les États-Unis et la Russie de Vladimir Poutine, faisant de l’ombre à ce désir américain d’incarner « l’hyperpuissance » d’un monde nouveau.
Ainsi, la fin de la guerre froide effective en 1991, s’accompagne d’une lente sortie de guerre et de nouvelles conflictualités qui semblent entrainer de nouvelles tensions entre la Fédération de Russie et les États-Unis. Certains historiens de la Grande guerre, à l’instar de Bruno Cabanes, évoquent la « sortie de guerre » comme un long processus du passage de l’état de guerre à celui de paix. Parce qu’il s’agit d’une guerre idéologique, il est difficile pour les États-Unis de gommer cette image d’ennemi à l’égard de la nouvelle Russie. Inversement, parce qu’il s’agit d’un épisode d’un affrontement plus global entre l’ordre mondial capitaliste et les contre-modèles (socialisme, communisme et les mouvements anticolonialistes) – nous éclaire Odd Arne Westad – il est peu probable que cette sortie de guerre coupe court aux visées russes à long terme. Plus particulièrement lorsque celle-ci est menacée dans un monde régi par l’hyperpuissance des États-Unis favorisant un monde unipolaire après 1991. Les années 1990 promettent un « nouvel ordre mondial » par un processus de démobilisation et d’intégration selon un principe : les ennemis d’hier doivent devenir les partenaires de demain. C’est pour cette raison que l’Estonie entre au conseil de l’Europe en 1993 rejointe par la Russie en 1995. Mieux encore, en 1994, la Russie d’Eltsine intègre le partenariat pour la paix de l’OTAN. Mais le « nouveau monde » se manifeste très vite, notamment après les attentats de 2001, par de nouvelles menaces et une nouvelle dynamique qui semble affaiblir les États. L’intégration régionale (UE), l’avènement d’un monde interconnecté avec l’affirmation des grandes organisations d’échange internationales (OMC) ou encore la montée en puissance de réseaux transnationaux (le numérique) favorisent le développement d’un monde multipolaire, de facto. L’hyperpuissance des États-Unis est très vite confrontée aux réalités des années 2000 – ponctuées par le tournant de l’an 2001 – que la question irakienne confirme. Il convient, dès lors, d’analyser ce bilan de la sortie de guerre froide menée par les États-Unis. De la présidence de George H. W. Bush à celle de B. Obama, il est question de dessiner les contours d’une nouvelle guerre froide, moins drôle que cette dernière.
En conséquence, il est pertinent de s’interroger sur les relations qu’entretiennent les États-Unis et la Russie au sortir de la guerre froide. Ainsi, en quoi la nouvelle guerre froide est-elle la conséquence d’une sortie de guerre manquée par les États-Unis ? Autrement dit, les nouvelles conflictualités et le regain de tension entre Russes et Étatsuniens ne témoignent-ils pas de l’échec de la cogérance ?
C’est pourquoi, après avoir dressé les caractéristiques d’un nouveau monde finalement peu métamorphosé (I), il convient d’analyser les enjeux que soulève la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Russie poutinienne (II). Enfin, nous nous demanderons si la question russe est l’unique menace (III).
I – De nouvelles conflictualités : les contours d’un monde peu nouveau
Tout d’abord, dessinons les contours de ce qu’est – véritablement – ce « nouvel ordre mondial ». Un monde finalement marqué par de croissantes tensions géopolitiques (a) notamment entre la Russie et les États-Unis en dépit des initiatives diplomatiques entre les deux puissances à l’aune de la sortie de guerre froide (b). C’est dans ce contexte d’instabilité qu’une nouvelle guerre froide émerge (c).
A) La persistence de tensions géopolitiques
La sortie de guerre froide ne signifie pas la mise en sommeil des foyers de conflit. À bien des égards, les années 2000 manifestent de fortes tensions géopolitiques rappelant ce vieux monde régi par « la guerre de cinquante ans » (G. H. Soutou). « Quelqu’un a-t-il redémarré la guerre froide pendant que je regardais dans l’autre sens ? » pour reprendre les mots de l’éditorialiste du New York Times T. L. Friedman dans son article « Cold war without the fun ».
En premier lieu, les foyers de tension ne semblent pas évoluer vers un processus de paix. Si la reconnaissance des résolutions de l’ONU par l’OLP sur la question palestinienne, que la signature des accords d’Oslo (1993-1994) sous l’auspice de l’hyperpuissance américaine confirme, très vite les tensions reprennent et les espoirs de paix s’envolent. Effectivement, dès novembre 1995, le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin est assassiné par un extrémiste israélien considérant ce dernier comme un traître à l’égard la cause des Juifs en signant avec les « ex-terroristes ». Le successeur ne perpétue pas l’esprit d’Oslo en mettant en place le mur de séparation. Entre 2000 et 2004, la deuxième intifada rappelle les tensions des années 1970. Ainsi, la question palestinienne, enjeu de la guerre froide, n’est pas mise en sommeil.
Mais ce qui est plus préoccupant, demeure ce regain des tensions entre la Russie et les États-Unis. Si au début des années 2000 la Russie de Poutine n’est pas en rupture avec l’occident, très vite, l’hyperpuissance des États-Unis est pointée du doigt comme une menace : la conférence de Munich en février 2007 marque un tournant. Cette dernière est une conférence sur la sécurité et regroupe les responsables politiques et militaires d’une quarantaine de pays. Vladimir Poutine prononce alors un discours où il émet la critique de cet ordre mondial unipolaire, qui serait dominé par les États-Unis. En particulier, il critique le renforcement de la présence militaire américaine en Europe. L’OTAN est incontestablement l’hard power des États-Unis. Ainsi l’Ukraine et la Géorgie ont-ils reçu des aides de l’OTAN et participent-ils au partenariat oriental de l’Union européenne. L’embellie du rapprochement Russie-OTAN des années Eltsine s’éloigne inexorablement des frontières, lorsque les premiers élargissements à l’est interviennent – que nous évoquerons par la suite. Ainsi, la puissance militaire est de nouveau à l’ordre du jour entre les deux puissances. A tel point qu’au printemps 2015, un bombardier Soukhoï Su-24 passe à moins de neuf mètres d’un destroyer étatsunien, dans une « configuration d’attaque simulée ». Dans la même veine, un chasseur russe a intercepté un avion militaire de reconnaissance des États-Unis en mer baltique. Cet épisode – sans incidence nucléaire – peut faire ressurgir dans les mémoires l’escalade des tensions de la crise de 1962.
Ainsi donc, le monde post-guerre froide demeure relativement sous tension diplomatique et géopolitique.
B) L’échec de la politique du Reset : la fin d’une courte période de détente
La sortie de guerre froide est marquée par une volonté d’un rapprochement entre les États-Unis et la Russie. Une politique de « redémarrage » – Reset – est alors très souvent évoquée sous le mandat Obama. Pour autant, il est pertinent d’élargir l’analyse aux mandats des présidents Bush. C’est avant toute chose, l’échec de la politique de rapprochement entre les États-Unis et la Russie qui est à l’origine d’une nouvelle guerre froide.
Ce rapprochement, que nous évoquons comme une détente, s’est illustré à travers une multiplication de traités contre la prolifération d’armes nucléaires, stratégiques voire tactiques. En 1993, Clinton signe avec Eltsine le traité START II (en 1991 : START I) interdisant les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM). Sous Obama, le Reset se précise également : avec la signature du nouveau START en 2010. Cette politique de rapprochement s’est manifestée aussi à travers une intégration économique de la Russie et des pays de l’ex URSS. La CEI (communauté des États indépendants) est fondée, ce qui satisfait les États-Unis apportant une aide financière (IDE) aux russes afin de favoriser une reconversion économique efficace. Entre 1992 et 2009, les États-Unis allouent 18 milliards de dollars d’aides aux Russes, notamment pour le désarmement à travers le programme « Peace and security ». Enfin, ce rapprochement s’est également opéré à travers un renouveau stratégique entre la Russie et l’OTAN. En 1991, l’intégration de la Russie au partenariat pour la paix de l’OTAN annonce la signature de l’Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie de 1997. À partir de 2001, Les Russes soutiennent les États-Unis face à « l’axe du mal » suite aux attentats.
Mais un regain de tension, notamment sous le mandat du président Obama, s’opère. En 2001-2002, la sortie progressive des États-Unis puis de la Russie de CHB-II (accord sur réglementation des armes de frappe, missiles et destruction des armes atomiques) annonce l’échec de la politique du Reset. START II est inefficace, lorsque les États-Unis se retirent du traité de 1972 sur les missiles antibalistiques. EN 2013, l’annonce par le Kremlin du réarmement des missiles balistiques intercontinentaux RS-24 Yars, fait émerger ce regain de tension aux yeux du monde. La Maison-Blanche accuse la Russie de ne pas respecter le traité INF de 1987. Également, les États-Unis ont menacé de riposter aux tirs d’essai, en 2014, du missile balistique intercontinental russe Rubezh RS-26, capable de contourner les défenses missiles antibalistiques existantes.
Comment expliquer cet échec de la politique de Reset ? De prime abord et lorsque l’on analyse les discours du candidat Obama, la promesse d’une politique de « redémarrage » avec la Russie rassure le Kremlin. Si les relations diplomatiques rencontrent un certain succès avec l’aide apportée par les États-Unis en faveur d’une intégration à l’OMC de la Russie (2011) ou encore l’annulation de la livraison russe de batteries antimissiles S-300 à la République islamique auprès de laquelle elle s’était pourtant engagée, très vite le programme est abandonné. « Ceux-là ne doivent pas agir de manière à intimider leurs voisins ». C’est ce que déclare Obama à l’égard de la Russie en 2013. C’est précisément, les tensions entre la Russie et « l’étranger proche » qui coupent court à cet idéal de rapprochement.
Ainsi donc, la sortie de guerre semble être un échec dans le rapprochement diplomatique entre les deux puissances. En 2009, lorsque qu’Hilary Clinton, secrétaire d’État sous la présidence d’Obama, propose symboliquement à son homologue russe d’appuyer sur le bouton « reset » pour redémarrer les relations entre les deux puissances, une erreur de traduction rend cette scène symbolique gênante. Le mot « reset », est en effet traduit en russe par « surcharge ». À la lumière des évènements postérieurs, il s’agit d’un signe annonciateur.
C) Qu’est-ce que la guerre froide 2.0 ?
Dans ce contexte d’instabilité et de regain de tension entre Russes et Étatsuniens, une nouvelle guerre froide, plus grave que la dernière, semble débuter.
Il ne s’agit plus d’une guerre idéologique qui oppose – strictement – le bloc des démocraties libérales et le bloc communiste dont la propagande jouait un rôle non négligeable. Il s’agit d’un conflit d’influence tel un combat de catch. La guerre froide 2.0 est, d’abord, une mise à jour de la première, en occultant les éléments gravant celle-ci dans les mémoires. L’ambiance très « guerre des espions » laisse place à une bousculade pour le pouvoir. La dissuasion nucléaire laisse place à la dissuasion numérique. En juin 2011, le groupe spécialisé dans la défense Northrop Grumman, 4e entreprise d’armement dans le monde, essuie une cyber-attaque russe. La nouvelle guerre froide devient, de prime abord, une guerre d’influence entre les États-Unis et la Russie conséquence de l’échec d’une politique de rapprochement. Mais comment se manifeste-t-elle ? Quelle est la puissance qui a porté le premier coup ?
II – L’avènement d’une nouvelle guerre froide : les États-Unis face à la Russie poutinienne
On assiste ainsi à une véritable guerre d’influence. Si la politique extérieure des États-Unis peut-être jugée responsable de cette fin de détente, que la sortie de guerre froide incarne – finalement et simplement – (a), il convient d’analyser l’édification de deux nouveaux blocs Atlantique et eurasiatique (b). Enfin, l’idéologie de la nouvelle Russie semble être le reflet de cette guerre froide 2.0 (c).
A) Les États-Unis moteur d’une nouvelle guerre froide ?
Dès 1994, Boris Eltsine met en garde les occidentaux qu’un élargissement de l’OTAN en Europe centrale et orientale entrainerait « une déstabilisation politique et militaire ». Près de vingt années plus tard, le constat est poignant : la politique d’élargissement de l’OTAN est la bombe diplomatique qui a fait émerger cette nouvelle guerre froide devenant un outil de propagande pour Poutine.
L’URSS a implosé en 15 Républiques. Parmi celles-ci, l’Estonie ainsi que la Lituanie et Lettonie intègrent le commandement de l’OTAN en 2004. L’Est est très largement conquis en 1999 avec la Pologne, la Hongrie et la République Tchèque. Les élargissements de 2004 et de 2009, ne concernent que des pays de l’est de l’Europe. La très mauvaise approche diplomatique que souligne Henry Kissinger dans son ouvrage La nouvelle puissance américaine paru en 2003, est ce qui provoque cette nouvelle guerre d’influence. Les États-Unis ont fourni les armes stratégiques aux Russes qui, à long terme, sont en mesure de se construire des terres d’influence. Poutine arrive au pouvoir en 1999 suite à la démission de Boris Eltsine. Dans les années 2000, il met en place un pouvoir très vertical : les gouverneurs russes de régions (Oblasts) sont désignés par le président et non plus élus au suffrage universel. Mieux encore, suite la réforme constitutionnelle de 2008, le mandat évolue de 4 à 6 ans. Il convient, sans doute, de désigner le caractère « kleptocrate » du régime. Rappelons pour mémoire que la kleptocratie est un régime de corruption où, souvent, un seul homme cherche à user du pouvoir en légitimant ses actes par un régime maitrisé. Le mandat de Medvedev (2008-2012) s’apparente à celui de Poutine à distance (alors président du gouvernement). Le premier mandat de Poutine est pourtant marqué par ce désir de Reset des relations avec les États-Unis. Mais l’extension de l’OTAN est perçue comme un acte belliqueux pour la Russie de l’ancien officier du KGB.
Ainsi, la mauvaise approche diplomatique de la part des États-Unis permet à la Russie de justifier le durcissement de son régime et la constitution progressive d’une zone d’influence en vue de contrer une forme d’impérialisme que l’OTAN incarne.
B) De nouvelles aires d’influence : l’Atlantique face à la menace eurasiatique
La nouvelle guerre froide dispose d’un point commun non négligeable avec la précédente : la constitution d’aires d’influence. Mais le monde ne serait plus régi par les blocs capitaliste et communiste mais par des zones d’influence atlantique et eurasiatique qui tendent à provoquer un séisme géopolitique.
Indéniablement, l’annexion de la Crimée en 2014 par Moscou est l’événement fort des années 2010. Suite au refus de signer en 2013, un accord d’association entre l’UE et l’Ukraine, le gouvernement pro-russe de Viktor Ianoukovytch est destitué laissant place à une crise politique suite à la proclamation – par referendum – d’indépendance de la Crimée qui prône son attachement à la Russie. La guerre du Donbass est l’événement majeur : la Russie arme les insurgés, ce qui inquiète l’ONU qui condamne cet acte de guerre, le 27 mars 2014, dénonçant une annexion illégitime. Poutine intervient également dans le Caucase : la politique de « l’étranger proche » permet à la Russie de (re)devenir une puissance stratégique. En réaction, l’OTAN sécurise le flanc-est en apportant un soutien logistique à ses partenaires. L’Occident sanctionne la Russie par une restriction en matière de coopération économique. La Russie réplique notamment par un embargo alimentaire sur les produits agricoles de l’UE, du Canada et des États-Unis, en 2014.
En 2011, le président Sarkozy avec le soutien de David Cameron et d’Obama, renverse le dirigeant libyen Kadhafi. Or Mouammar Kadhafi est historiquement un allié de l’URSS, contact diplomatique maintenu après 1991. Rappelons pour mémoire, qu’en avril 2008, Poutine devient le premier président russe à visiter la Lybie, dans un contexte où la France reçoit le dirigeant libyen.
Nous notons donc ici deux exemples qui témoignent d’une guerre d’influence et rappelant les conflits de guerre froide notamment au Moyen-Orient. La Russie poutinienne évolue à l’aune des instabilités. Comme le dit Obama, « contrairement à l’Union soviétique, la Russie ne dirige aucun bloc de nations, n’inspire aucune idéologie globale ». C’est donc sur le plan des valeurs que doit se jouer la nouvelle guerre froide.
C) Le « poutinisme » reflet de l’idéologie de la nouvelle guerre froide ?
Suite à la victoire aux élections présidentielles de 2012, des milliers d’opposant ont manifesté pour une « Russie sans Poutine ». Le 6 mai 2012 incarne encore cette date symbolique pour l’opposition russe. C’est dans ce contexte que Poutine cherche à développer une idéologie afin d’établir un véritable programme de destruction progressif de l’Occident.
La tribune publiée en 2015 par T. L. Friedman nous rapporte les propos du chef économiste russe de la banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), Sergei Gouriev, pour lequel « Poutine a compris qu’il avait perdu la classe moyenne russe et a donc cherché une légitimité ailleurs », « dans l’hyper nationalisme et l’antiaméricanisme » complète T.L Friedman (N.D.L.R). C’est cela le « poutinisme », un conservatisme assorti d’une politique nationaliste. L’objectif est le développement d’une voix russe : c’est ainsi que le 1er janvier 2015, l’union économique eurasiatique entre en vigueur reprenant le concept « d’Eurasie » théorisé dans les années 1920, qu’Alexandre Douguine popularise après la chute du mur de Berlin. Il s’agit donc pour Poutine de fonder une puissance eurasiatique capable de rivaliser avec les puissances de l’Atlantique (UE, États-Unis, Canada …)
Le smart power est un concept géopolitique désignant la bonne combinaison entre le soft power et le hard power. Nous l’avons vu, la Russie est (re)devenue une puissance capable d’intervenir dans plusieurs espaces tout en créant des relations avec d’autres pays de l’est (Chine et Inde). Mais la Russie diffuse aussi des outils de soft power en Europe par le biais de média pro-russe. C’est le cas avec RT (anciennement Russia Today), chaîne de télévision proche du pouvoir et dotée d’un important budget. Elle est présente aussi à l’étranger (RT France lancée en 2017). Ou encore le cas avec Spoutnik, une agence de presse lancée en 2014, qui constitue un instrument de politique étrangère. Il est donc à craindre que la propagande anti-occidentale, popularisée dans les veines du public russe, ait un effet durable, ce qui constituerait un effet aggravant dans la conduite des successeurs de Poutine. La nouvelle guerre froide demeure un conflit stratégique dont les outils (réseaux sociaux, médias …) semblent actualisés.
Ainsi donc, les États-Unis, par une mauvaise appréciation diplomatique, semblent avoir relancé la puissance russe. La nouvelle guerre froide est plus que jamais actée par la constitution de nouveaux blocs non plus conçus comme des espaces idéologiques – stricto-sensu – mais comme des aires d’influence. Vladimir Poutine demeure le grand artisan de la relance russe à travers ce désir d’édifier une voix russe qui sait s’imposer dans le monde, occidental compris.
Mais, guerre d’influence oblige, il convient de s’interroger sur les autres menaces qui pèsent sur les États-Unis. Il semble que la question chinoise soit également une menace durable.
III – La question russe, l’unique menace post-guerre froide ?
Sans doute, une fine analyse de la politique extérieure des années 2010 et des conséquences géostratégiques, peuvent expliquer ce regain de tension entre Russes et Occidentaux. Pour autant, il convient de ne pas occulter la question chinoise qui est aussi le facteur aggravant des nouvelles conflictualités et définissant – définitivement – comme « moins drôle », cette nouvelle guerre froide, plus dangereuse (a). Si les États-Unis demeurent le grand acteur, voire facteur pour certains, des nouvelles tensions russo-occidentales, il semble que cela s’explique par l’échec de la cogérance promise par le « nouvel ordre mondial » multilatérale. Un échec qui semble se manifester à travers la question sino-étatsunienne (b).
A) Une dégradation progressive de la relation sino-étatsunienne
La rupture sino-soviétique, des années 1950-1960, se traduit par un rapprochement sans précédent entre la Chine et les États-Unis. Mais avec le démantèlement de l’URSS en 1991, « la relation américano-soviétique a perdu sa raison d’être stratégique » – selon, Andrew Browne. La Chine de Jiang Zemin puis de Hu Jintao et, depuis 2013, de XI Jinping, ne voit plus les États-Unis comme un atout stratégique contre les exactions de l’Union Soviétique, mais comme un contrepoids à son désir d’incarner une superpuissance. Pourtant, si les États-Unis demeurent un contrepoids, ils sont surtout un outil : il convient d’analyser cette relation paradoxale.
Selon la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement), la Chine est devenue, en 2014, la première destination des IDE (investissements directs à l’étranger). La Chine, l’Inde et les États-Unis deviennent ainsi les États les plus cités par les entreprises. En 2014, la Chine accède à la première place du classement PIB (PPA) avec près de 25 000 milliards de dollars internationaux contre 20 000 milliards pour les États-Unis. Il convient de rappeler que le PIB demeure un indicateur quantitatif, stricto-sensu. Ainsi, le FMI considère, malgré tout, les États-Unis comme la première puissance économique. La Chine a donc réussi sa libéralisation à travers le « socialisme de marché » de Deng Xiaoping devenant – sans conteste – la première balance commerciale du monde avec un excédent commercial de 593 milliards de dollars US. La Chine devient un concurrent économique des États-Unis en usant du brain-drain, et des IDE. En 2010, le déficit commercial américain (Canada compris) avec la RPC est monté à 273 milliards de dollars US. De fait, les États-Unis demeurent le grand partenaire paradoxal de la Chine : en 2011, Obama signe un accord-cadre de coopération économique avec la Chine continentale. Suite à cette signature, plus de 100 multinationales, basées aux États-Unis, entreprennent des projets en Chine continentale, quelques-unes ayant des investissements multiples.
Mais les années 2010 opèrent un tournant. Il faut faire référence ici aux tensions entre la Chine et le Japon à propos de la souveraineté sur les îles Senkaku qui vont croissants en 2012. Rappelons pour mémoire que les tensions en mer de Chine sont historiques et concernent les puissances frontalières (Taïwan entre autres). En janvier 2001, sous l’égide du Conseil des Relations Étrangères américain, les États-Unis définissent la politique étrangère à adopter en mer de Chine et se positionnent en « gendarme du monde ».
À l’heure de la guerre froide 2.0 dont le numérique devient un enjeu géostratégique, les tensions sino-étatsuniennes se manifestent à travers une guerre des données. L’opération Aurora est une cyberattaque chinoise contre Google en 2010. La firme américaine a même annoncé son intention d’émettre un embargo contre la Chine. Cette affaire a pris la tournure d’un incident diplomatique entre la RPC et les États-Unis. Certains voient en cet acte une démonstration de force de la Chine.
B) Le gendarme du monde « en moins drôle »
En 2015, Barack Obama estime que si « La Chine veut écrire les règles pour la région du monde qui connait la croissance la plus rapide. Pourquoi-la laisserait-on faire ? Nous devrions écrire ces règles ». D’une manière générale, cette attitude de se considérer comme « gendarme du monde » alors même que l’économie américaine s’affaiblit, n’est rien d’autre qu’un boomerang diplomatique.
La Chine circoncit ses réactions diplomatiques en raison de la dissuasion économique. Celle-ci a peur des réactions de l’UE, de l’ONU qui pourraient l’exclure de l’OMC ou encore émettre un embargo. Stratégiquement, certains observateurs américains souhaitent que les États-Unis, afin de devenir gendarme du monde, aient cet ascendant envers les Russes.
T. L. Friedman regrette ainsi que les États-Unis et la Chine n’aient pas forgé « un nouveau lien, comme être co-gestionnaires de la stabilité mondiale ». En effet, le 30 octobre 2010, la secrétaire d’État H. Clinton, se pose en défenseur de l’ASEAN contre les ambitions territoriales (en mer de chine notamment, ou le Tibet) de la Chine. Chaque année, les États-Unis produisent un rapport sur l’état des droits de l’homme dans le monde. Il est certain que la répression chinoise à l’égard du peuple des Ouïgours est un facteur d’instabilité : les États-Unis accusent la Chine de ne pas respecter la convention des droits de l’homme.
La logique de cette nouvelle guerre froide, dont on a vu qu’elle ne peut se résumer à la simple question russe mais à une guerre d’influence entre États, est une bousculade brute pour le pouvoir et simplement pour le pouvoir de dominer. Cette nouvelle guerre froide rejoint en partie l’analyse que Samuel Huntington dresse à travers son Choc des civilisations publié en 1996 et démontrant un monde post-guerre froide plus dangereux que le contexte de la guerre de Cinquante ans. La Chine et l’Islam radical y sont présentés comme un danger pour l’Occident.
Ainsi donc, la question russe ne peut pas être retenue comme l’unique menace pour les États-Unis. La nouvelle guerre froide témoigne d’un choc des valeurs entre des sphères d’influence différentes dans un monde plus que jamais interconnecté, globalisé.
Que conclure ?
In fine, le monde post-guerre froide illustre cette boucle intemporelle qui semble lier les puissances entre elles depuis le XIXe siècle. Les nouvelles conflictualités se manifestent de prime abord, par l’accélération des tensions dans des foyers de conflit déjà opérants à l’aune de la première guerre froide. Si le démantèlement de l’URSS est l’occasion d’un rapprochement entre Russes et Étatsuniens, l’échec de la politique du Reset porte en elle-même la logique de la nouvelle guerre froide. Cette dernière peut être définie comme une guerre d’influence dressant des aires de contrôle notamment Atlantique et Eurasiatique. Les États-Unis frappent le premier coup avec l’extension de l’OTAN en Europe de l’est perçue comme une provocation à l’égard de la Russie dans sa politique de réintégration de « l’étranger proche ». Cette mauvaise appréciation diplomatique sert d’outil de relance pour la Russie de Poutine qui cherche à développer sa propre voix qui se diffuse dangereusement dans le monde occidental à travers de nouveaux outils. Mais la nouvelle guerre froide ne peut pas se résumer à la seule question russo-étatsunienne. Il convient également de mettre en lumière une rupture sino-américaine que la chute de l’URSS provoque.
Ainsi donc, la guerre froide 2.0 est bien plus qu’une simple mise à jour de la première. Il s’agit de la conséquence d’une sortie de guerre manquée par les États-Unis, en dépit de la victoire du modèle occidental face à celui de l’Est. Il convient donc de « déseuropéaniser » l’analyse de la politique étrangère russe, laquelle cherche avant tout à réviser l’équilibre post-guerre froide. Désormais, les tensions diplomatiques se traduisent par une guerre des données. Les conflits périphériques, qui contribuaient en une guerre indirecte entre l’URSS et les États-Unis par alliés interposés, laissent place à l’édification d’aires d’influence par la transmission de valeurs. Il n’y a plus de « d’Est » ou « d’Ouest » mais un monde multipolaire influencé par le smart power des États cherchant à faire valoir leurs puissances, dans un monde globalisé et dont l’intégration régionale semble devenir un enjeu géopolitique, en autres choses. En conséquence, la nouvelle guerre froide est la mise en scène permanente de conflits d’intérêts qu’ils soient russo-américains, sino-américains ou intereuropéens.
Terminons en reprenant les mots de T. L. Friedman « We can walk softly only as long as we carry a big stick — and a big wallet. » — Ces mots, qui concluent sa tribune « Cold War without the fun », et faisant écho à la politique du big stick de Roosevelt, démontrent que si les États-Unis souhaitent se comporter comme les « gendarmes du monde », il convient de rétablir l’attraction de l’économie américaine afin de constituer la puissance négociatrice en position de force. Russes comme Chinois circoncisent les réactions diplomatiques en raison de la force stratégique qu’incarne la dissuasion économique à l’heure de la globalisation des économies. Assurément, la mondialisation est le grand vainqueur de la guerre froide.
Bibliographie :
Ouvrages généraux :
- Patrice TOUCHARD, Christine BERMOND-BOUSQUET, Maxime LEFEBVRE, Patrick CABANEL, Le siècle des excès, PUF, 1997.
- Odd Arne WESTAD, Histoire mondiale de la guerre froide 1890-1991, Perrin, 2019.
Ouvrages spécialisés :
- Laurence SAINT-GILLES, Les États-Unis et la nouvelle guerre froide, SUP, 2019.
- Fiona HILL, Mr. Putin: Operative in the Kremlin, Brookings Institution – New & expanded edition, 2015.
Outil :
- Pascal BONIFACE, Géopolitique illustrée, Eyrolles, 2018.
- Christian GRATALOUP, Atlas historique mondial, Les Arenes EDS, 2019.
Article :
- « Qu’est-ce que le poutinisme » Huffington Post, 12/10/2015 URL https://www.huffingtonpost.fr/michel-eltchaninoff/questce-que-le-poutinisme_b_8263228.html.
- « Nouvelle guerre froide », Serge Halimi, 09/2014 URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2014/09/HALIMI/50753.
- « Bienvenue dans la guerre froide 2.0 », Courrier International, 18/10/2018.
- « Les relations entre les États-Unis et la Russie depuis la chute de l’URSS », Julien ZARIFIAN, Annuaire français des relations internationales VOL. XIII, 2012.
- « Les mers de Chine dans la relation Chine-États-Unis », Schaeffer Daniel, Outre-Terre, 2013/3 (N° 37), p. 367-391. URL : https://www.cairn.info/revue-outre-terre2-2013-3-page-367.html.
Sources :
- « Cold war without the fun », T. L. Friedman, New York Times, 24/06/2015.
- KINSSINGER Henry, La nouvelle puissance américaine, Fayard (traduit de l’anglais par Odile Demange), 2003.
- HUNTINGTON Samuel, Choc des civilisations, 1996. Ed fr. Odile Jacob (22 avril 2000).