L’État, particulièrement au XXIe siècle, apparaît pour le citoyen comme un acteur indéniable de l’économie garant de la souveraineté économique et du bon fonctionnement de la vie économique. Alors que l’économie publique est le théâtre, de nos jours, d’une querelle entre les tenants de l’annulation de la dette publique et les partisans d’un pragmatisme économique, il est important de revenir sur ce qu’est, fondamentalement, l’État providence en économie.
« L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde »
Frédéric Bastiat, L’État, 1848.
Trop souvent en matière d’économie publique, l’État est analysé au prisme de l’opposition interventionnisme/libéralisme, établie bien avant Adam Smith. Ante le classicisme, les mercantilistes justifient l’intervention de l’État pour défendre les entreprises et la production nationale à l’aune de la compétitivité internationale. Les physiocrates, au XVIIIe siècle, prônent, à l’inverse, le « laisser-faire, laisser-passer », fondement inéluctable du libéralisme moderne. Mais l’État est, avant toute chose, une personne morale et juridique qui dispose de fonctions délimitées et d’un rôle pouvant faire débat.
Définir l’État en économie
L’État est, sur le plan juridique, une personne morale de droit public représentant une collectivité, à l’intérieur ou à l’extérieur d’un territoire déterminé sur lequel elle exerce le pouvoir suprême, la souveraineté. Associé à l’exercice de ce pouvoir suprême, l’État dispose d’un certain nombre de monopole comme l’utilisation de contrainte physiques pour faire respecter la loi, la collecte des impôts etc.
« S’il n’existait que des structures où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle au sens propre du terme l’anarchie… il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui dans les limites d’un territoire donné revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »
Max Weber, Le savant et le politique, 1919.
Ontologiquement, l’État peut aussi bien désigner l’État-nation qu’une organisation fédérale voire supranationale ; l’un signifiant que l’État est indissociable à la nation souveraine, et l’autre désignant une organisation disposant de pouvoirs légaux coercitifs plus ou moins étendus sur ses membres.
En économie, il est important de définir l’État comme la personne morale de droit public garante du bien-être. L’État arbitre donc sur l’utilité et agit en économie publique au travers d’une politique budgétaire et/ou monétaire.
- La politique monétaire a pour objectif la stabilité des prix car toute variation de la quantité de monnaie en circulation entraîne l’inflation ou la déflation. C’est la théorie quantitative de la monnaie. Pour les néo-classiques, cette politique monétaire devient une politique structurelle car il s’agit de maintenir sur le long terme une stabilité des prix. La politique monétaire est une politique de règles, car on lui associe tous les travaux sur la crédibilité pour stabiliser les anticipations d’inflation. On retrouve cela dans la politique budgétaire. La politique de règles s’oppose aux politiques discrétionnaires (en fonction des évolutions de la conjoncture).
- La politique budgétaire ne régule pas la conjoncture car le marché assure l’équilibre. La règle qui doit être respectée au départ est l’équilibre budgétaire. Les travaux néo-classiques postérieurs à Keynes adhèrent à cette règle. La justification de l’équilibre budgétaire repose sur les déficits budgétaires (effet de relance, effet nul sur l’activité économique, ou effets négatifs à plus long terme sur la croissance). Il y a une volonté d’avoir des dépenses publiques les plus faibles possibles : pour cela, soit on juge la pertinence de certaines dépenses publiques (Barro), soit on rentre dans la question via les recettes (on justifie la faiblesse des dépenses parce que les recettes que nécessitent ces dépenses peuvent être néfastes). On pense à toutes les dépenses à caractères sociales, qui à priori sont souvent critiquées d’un point de vue néo-classique car elles ont des effets désincitatifs (tel que l’allocation chômage). Concernant les recettes, tout prélèvement obligatoire a des effets désincitatifs sur l’offre.
Les débats sur la nécessité de son intervention – ou non – se cristallise autour de la typologie efficience, équité et équilibre :
L’efficience désigne l’efficacité. Est efficace l’acteur économique développant un rapport positif entre résultats nets et ressources mobilisées dans le processus de production. Pour un État, le principe d’efficience est utilisé, chez les libéraux, pour déconstruire le modèle d’un État social déficitaire à long terme.
L’équité, en économie, est retenue selon la terminologie de John Rawls (Theory of justice, 1971). Ce principe renvoie à l’idée de justice sociale s’articulant au prisme :
- d’un principe d’égale liberté octroyant un droit égal aux libertés fondamentales pour tous, pourvu que celles-ci soient compatibles avec les libertés d’autrui;
- d’un principe d’égalité des chances octroyant à tous la possibilité d’accéder à une position sur la seule base des mérites individuels. Il faut donc que tous les individus aient les mêmes outils pour accéder aux positions valorisées, sans que celles-ci soient réservées à certains individus;
- d’un principe de différence octroyant le devoir pour l’État de s’assurer que les moins avantagés soient traités différemment en vue du bien-être, renvoyant à la redistribution des richesses.
L’équilibre général renvoie à la manière dont les marchés et les prix assurent la coordination des activités économiques. La théorie de l’équilibre général vise à comprendre la manière dont les prix se forment sur le marché et étudie l’allocation des ressources. L’État peut agir en faveur d’un appariement plus aisé de l’offre et de la demande, le cas des politiques de flexibilisation du marché du travail, par exemple.
Les 3 fonctions de l’État selon Richard Musgrave
Précisément, l’économiste Richard Musgrave, à travers son ouvrage The Theory of Public Finance (1959), fondateur de l’économie publique, s’interroge sur une question essentielle et relative à la relation qu’entretiennent ces trois principes dans cette typologie : dans quelle mesure l’État peut traiter de manière séparable ces trois fonctions ? De plus, cette typologie fournit-elle un cadre opérationnelle pour l’intervention de l’État ?
À cela, l’économiste dresse trois fonction de l’État en économie :
- Une fonction d’allocation des ressources : elle répond à la question de savoir comment l’État doit intervenir pour permettre à l’économie d’être efficace (optimale au sens de Pareto). On a à la fois la fixation de règles et de droits qui permettent au marché de fonctionner de manière efficace (telles que des lois anti-trust), mais également l’intervention de l’État dans les domaines de défaillance du marché. Selon Musgrave, il y a une intervention de l’État dans le cas des biens tutélaires, bien que le marché ne soit pas défaillant. L’autorité publique doit interférer avec la souveraineté du consommateur pour inciter les consommateurs à consommer plus ou moins de certains biens. Cela peut également passer par une contrainte ou une incitation comme l’interdiction de consommer certains biens.
- Une fonction de répartition des revenus et des richesses : c’est une fonction de redistribution des revenus, l’État aspire à l’égalité d’accès des citoyens à certaines richesses matérielles. L’État ne se contente pas d’adhérer au principe de la justice commutative, « à chacun selon son apport », il introduit également un principe de justice redistributive, « à chacun selon ses besoins ». L’État cherche également à atteindre une certaine équité.
- Une fonction de régulation et de stabilisation conjoncturelle : l’État a pour mission de réguler l’activité économique, en relançant l’activité dans les périodes de dépression et en restreignant les dépenses publiques en période d’inflation. Il s’agit du principe de la régulation conjoncturelle, telle qu’elle a été mise en place durant les années 1960 au travers des politiques de Stop & Go.
Musgrave considère qu’il y a interdépendance entre les 3 fonctions bien qu’elles soient séparables. Lorsqu’un État mène une politique régie par l’efficacité économique, cette dernière peut avoir des effets sur la répartition des revenus et richesses. Ainsi, la fonction de régulation peut s’opérer au travers de la fiscalité, ce qui affecte la fonction de redistribution, ou en faisant varier les dépenses de fonctionnement de l’institution étatique, ce qui influe sur la fonction d’affectation des ressources.
L’économiste est donc dans une démarche normative, il cherche quelles doivent être les bonnes interventions de l’État, et comment elles doivent s’organiser. Il justifie sa réponse par le fait que les questions de répartition – plus généralement les arbitrages auxquels l’État est nécessairement confronté – ont été résolues en amont. L’État doit agir, rapidement, par l’intermédiaire de décisions concrètes sachant que les objectifs ont été bien définis – démocratiquement en France lors des élections. Musgrave soulève ici tout l’intérêt et l’avantage qu’un programme politique économique bien défini en amont et auquel les citoyens adhèrent porte.
L’État providence
1) Les États providence ?
Il n’est pas aisé de définir l’État providence tant cette construction institutionnelle, réalité historique, se constitue formellement tardivement (fin de la Seconde Guerre mondiale) et d’une manière différente selon les pays. L’État providence est donc un fait pluriel : la typologie des régimes d’État providence la plus aboutie est celle proposée par le sociologue danois Gøsta Esping-Andersen. Selon lui, les pays anglo-saxons ont développé un État providence libéral dit « résiduel » ; les pays d’Europe continentale ont mis en place un État providence conservateur-corporatiste (ex : France) ; les pays scandinaves, un État providence social-démocrate (ex : Suède). La distinction historique selon la logique bismarckienne ou beveridgienne est dépassée et ne prend pas en considération les nouveaux moyens de financement.
Peter Abrahamson, dans son ouvrage La fin du modèle scandinave ? La réforme de la protection sociale dans les pays nordiques (2005), complète les 3 États providence de l’économiste danois en introduisant un modèle méditerranéen (clientéliste ou familialiste comme l’Espagne ou l’Italie).
Modèle méditerranéen | Modèle continental | Modèle anglo-saxon | Modèle scandinave | |
Critères d’accès aux droits | Besoin + cotisations | Cotisations | Besoin | Droit |
Idéologie politique | Chrétienne-démocrate | Conservatrice | Libérale | Social-démocrate |
Institution centrale | Famille | Organisations bénévoles | Marché | État |
Portée | Limitée | Globale | Limitée | Globale |
Financement | Organisations bénévoles | Partenaires sociaux | État | État |
Délimitation de la population bénéficiant des droits | Membre de la famille et de la communauté locale | Individus participant au marché du travail (=actif) | Citoyens | Citoyens |
On le sait que trop peu mais l’expression « État providence » est employé en France pour la première fois d’une manière péjorative par le député de la Seine Émile Ollivier, d’obédience libérale, dans son discours du 27 avril 1864 devant la Chambre des députés, pour dénoncer « l’erreur fondamentale de la Révolution française » jugeant que « de là sont sortis les excès de la centralisation, l’extension démesurée des droits sociaux, les exagérations des réformateurs socialistes ». D’une certaine manière, les libéraux définissent péjorativement l’État providence comme la prise de relais, par l’État, des solidarités traditionnelles (chrétienne et privée) en organisant une charité légale jusqu’à prendre la place de la « providence divine ».
Au fil des siècles, de nouveaux principes sont reconnus et fondent l’État providence français comme l’émanation de la solidarité nationale, véritable garant de la cohésion sociale. Dès lors, l’État providence désigne toutes les interventions économiques et sociales des pouvoirs publics visant à établir la solidarité entre les membres d’une même société. Cette construction institutionnelle fait naître, aux côtés de la citoyenneté politique, une citoyenneté fondée sur le bien-être économique et social du plus grand nombre : la citoyenneté sociale.
2) Le modèle hybride français
Esping-Andersen classe, à juste titre, la France dans le régime d’État providence conservateur-corporatiste (modèle continental). En effet, le système français de protection sociale repose sur une logique assurantielle. Principalement fait pour ceux qui travaillent et leurs familles, il est financé par des cotisations sociales et géré en partie par les « partenaires sociaux ». Initialement, l’assistance a une place réduite, principalement orientée vers certaines catégories de la population exclues du monde des actifs, les personnes âgées sans retraite ou les handicapés. Mais depuis les crises économiques des années 1970, avec la persistance d’un chômage de masse, on assiste à une « revanche de l’assistance ». Les dispositifs de protection liés à l’activité sont remis en question (le mode de financement s’élargit avec la CSG, certaines prestations sont placées sous conditions de ressource, etc.) et la logique assistancielle se voit renforcée : l’assurance chômage introduit en 1984 un régime de solidarité qui, du fait de la réduction des droits à indemnisation, offre un revenu minimal aux bénéficiaires qui sont exclus de l’assurance ; de nouvelles prestations dites de « solidarité nationale sont créées pour pallier les insuffisances de l’assurance maladie (couverture maladie universelle – CMU) ou pour faire face à des problèmes non ou mal pris en compte (la dépendance, le handicap) ; enfin, l’apparition de nouvelles formes d’exclusion a occasionné la création du revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988, remplacé en 2009 par le revenu de solidarité active (RSA).
Aujourd’hui, le régime de l’État providence en France apparaît donc hybride (combinant assurance et assistance) et tend de plus en plus à se dualiser entre les populations couvertes par l’assurance (ayant suffisamment contribué pour bénéficier de prestations d’assurance sociale) et les populations, de plus en plus importantes avec les crises économiques, qui sont exclues du marché du travail et bénéficient de mesures d’assistance (ou de solidarité). La dualisation est encore plus forte si l’on tient compte du fait que les acteurs privés (compagnies d’assurances, mutuelles…) ont un rôle de plus en plus important avec la crise de financement.
La critique de l’État providence
1) L’État minimal des libéraux
L’État minimal est un État qui se limite aux trois « devoirs du souverain » (Adam Smith, La richesse des nations, 1776). L’État minimal se contente des fonctions régaliennes (police, justice et défense) et ne peut que suppléer le marché, uniquement si ce dernier est défaillant (éducation, infrastructures etc.).
L’intervention de l’État, selon les libéraux, ne devrait se réaliser uniquement qu’au prisme :
- de l’État réglementateur : renvoie au fait que même lorsqu’on a affaire a une économie dont la coordination repose sur le marché, ce marché ne peut se passer de certaines règles;
- État régulateur : des défaillances de marché.
Les libéraux rapprochent souvent l’État social de l’État providence, pourtant deux réalités à nuancer. L’État providence est le terme générique pour désigner l’intervention de l’État comme acteur économique pour assurer le bien-être des populations tandis que l’État social est un concept historique spécifique à l’Allemagne pour désigner l’intervention de l’État allemand progressif en vue de réaliser le bien-être collectif, en s’appuyant sur les corps intermédiaires (syndicalisme).
Très tôt, dans Raisons et légitimité. Problème de légitimation dans le capitalisme avancé (1973), le philosophe allemand Jürgen Habermas évoque une crise de l’État social ou de l’État moderne – que l’on peut rapprocher de l’État providence sans que les termes soient parfaitement synonymes. Pour prendre la mesure de l’analyse d’Habermas, il convient de rappeler qu’au tournant des années 1970, les crises économiques conduisent à s’interroger sur le rôle des pouvoirs publics. Les idées keynésiennes sont remises en cause et l’intervention de l’État n’apparait plus aussi légitime qu’elle a pu l’être au cours des Trente Glorieuses (1945 – 1973). En fait, l’État était vu comme un agent du progrès social. Les conséquences néfastes des crises économiques (chômage de masse notamment) conduisent inévitablement à apprécier différemment l’action de l’État. Omniprésent, l’État providence est dénoncé pour coût trop élevé, pour la centralisation administrative, la dépersonnalisation et la déresponsabilisation des individus. Il y a d’ailleurs un paradoxe parce que la demande de protection continue de croître tandis que la légitimité de l’État comme garant de l’intérêt collectif recule. C’est dans ce contexte que Jürgen Habermas analyse la crise de rationalité et de légitimité de l’État moderne. La rationalité vient de ce que les citoyens paient des impôts pour que l’État puisse mener des opérations efficaces de régulation du système économique. L’État doit être capable de régler les problèmes économiques et sociaux. La légitimité de ce rôle existe lorsque les citoyens apprécient les aides sociales (ils se montrent alors loyaux en retour). Or, selon Habermas, la crise de l’État social apparait parce que sa rationalité et sa légitimité sont contestées. Il faut dire que, sous la pression des citoyens, l’État moderne se doit d’intervenir dans des domaines toujours plus nombreux et qu’il n’est pas en mesure de répondre à toutes les attentes- ce qui génère des frustrations qui minent la légitimité de son action.
2) La crise de l’État providence
Dès 1981, Pierre Rosanvallon à travers son ouvrage La Crise de l’État providence (1981) porte un diagnostic critique de l’État providence, prolongeant les travaux d’Habermas. Une triple crise est identifiée.
D’abord, celle d’une crise financière de l’État providence.
Depuis le milieu des années 1970, l’État providence est confronté à une crise de solvabilité. Les dépenses publiques n’ont cessé de croître depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans tous les pays développés. Plus spécifiquement, les dépenses sociales de l’Etat ont explosé sous l’effet de plusieurs facteurs : le chomage et l’exclusion, un déséqulibre démographique qui se traduit par un vieillissement de la population – ce qui accroît les dépenses de santé et fait apparaitre la problématique du financement des retraites dés la fin des années 1980 -, les progrès technologiques en médecine (la principale explication de la hausse du coût des soins), etc. Il faut ajouter que les dépenses publiques progressent pour tenter de faire repartir la croissance économique – (par des plans de relance : Chirac, 1975; Mauroy, 1981 notamment), espérant ainsi réduire le chômage.
Inversement, depuis les crises des années 1970, le ralentissement de la croissance freine la capacité à prélever des ressources. Un véritable « effet ciseau » se met en place : les dépenses sont stimulées au moment où la capacité à prélever s’affaiblit. Les dépenses augmentent plus rapidement que les recettes et provoquent une dégradation des comptes publics, à l’image du fameux « trou de la Securité sociale ». Le déséquilibre des finances de l’État est partout compensé par une hausse rapide des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales) qui suffit rarernent, et par des emprunts qui finissent par alourdir les dépenses publiques (la charge de la dette augmente considérablement). Chaque année, les déficits sociaux se transforment en dette publique. L’État providence semble devoir relever un défi très difficile : assurer le financement d’un système de protection sociale structurellement deficitaire. L’option retenue dans la plupart des pays développés consiste à réduire le périmètre de l’intervention de l’État… Avec, par exemple, la réduction des droits des chomeurs (baisse du niveau et de la durée des indemnisations), le déremboursement des médicaments, la baisse de la présence des services publics…
Ensuite celle d’une crise d’efficacité de l’État providence.
En dépit de ses actions dans la sphère sociale et de la redistribution des revenus, l’État providence ne parvient pas à endiguer le développement de la pauvreté et de l’exclusion. Il serait donc devenu inefficace. En 2014, la France compte 9 millions de pauvres (au seuil à 60 % du revenu médian). L’État providence n’était pas préparé non plus à affronter de « nouvelles formes de pauvreté » – comme les travailleurs pauvres qui sont de plus en plus nombreux – qui s’explique par la précarisation du marché du travail. Robert Castel définit ce « précariat » comme « un infrasalariat qui se développe en decà de la société salariale et qui ne permet plus d’assurer l’indépendance économique et sociale des travailleurs » (« Les ambiguïtés de la promotion de l’individu », Refaire société, 2011). Autre élément : quatre réformes des retraites ne sont pas parvenues à résoudre de façon pérenne le problème de financement du système. Enfin, un certain nombre de dépenses publiques profite davantage aux classes moyennes et supérieures qu’aux classes populaires, à l’instar des frais engagés dans l’enseignement supérieur (puisqu’elles les fréquentent davantage). Ici, l’égalité se révèle à l’origine d’inégalités. Seule l’équité pourrait permettre de se rapprocher de l’égalité réelle. Aussi, les pouvoirs publics paraissent, aux yeux des citoyens, inefficaces dans la lutte contre les inégalités. D’une façon générale, l’État providence mobilise des moyens budgétaires importants pour des résultats très décevants et se développe finalement une véritable « insécurité sociale » (Robert Castel, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, 2003). L’État providence cherchera d’ailleurs à compenser l’inefficacité du système corporatiste (l’assurance sociale fondée sur le travail) par l’adoption de mesures d’assistance (allocation de parent isolé, CMU.ou encore RMI/RSA, etc.) qui ne démontrent pas toutes leur efficacité (par exemple.il existe un taux de non-recours très élevé pour les personnes éligibles au RSA, pour trois grandes raisons : la honte sociale, la peur des démarches administratives et le manque d’informations). Reste que l’État providence français est aujourd’hui hybride.
Enfin, une crise de légitimité de l’État providence.
L’État providence se voit également confronté à une crise de légitimité : ses difficultés financières et son inefficacité (re)donnent du crédit aux idées libérales. Le rôle social de l’État est progressivement remis en cause. Pour François-Xavier Merrien ou Alain Supiot, cette mutation s’explique par un changement de paradigmes au niveau de la protection sociale : plus largement, on serait passé du consensus de Philadelphie (1944) au consensus de Washington (1989) pour lequel l’accent est mis sur les effets pervers de l’action économique et social de l’État.
Indéniablement donc, dans un monde globalisé, il paraît bien difficile de maintenir une protection sociale ambitieuse, car coûteuse. La mission dévolue à l’État providence semble ainsi se réaliser au détriment de l’efficacité économique (mesurable notamment au travers de la compétitivité des produits nationaux). Il conviendrait donc de repenser l’action de l’État, par exemple en individualisant la protection sociale. La mondialisation, mais aussi le vieillissement de la population, la persistance d’un chômage de masse, les transformations du marché du travail (vers plus de précarité de l’emploi) et les moindres ressources – compte tenu des dettes publiques accumulées qui contraignent à d’abord réduire les déficits des comptes sociaux – proposent des défis redoutables à l’État providence.
Sources :
- SMITH Adam, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776.
- WEBER Max, Le savant et le politique, 1919.
- RAWLS John, Theory of justice, 1971.
- MUSGRAVE Richard, The Theory of Public Finance, 1959.
- ESPING-ANDERSEN Gøsta, The Three Worlds of Welfare Capitalism, 1990.
- ABRAHAMSON Peter, La fin du modèle scandinave ? La réforme de la protection sociale dans les pays nordiques, 2005.
- HABERMAS Jürgen, Raisons et légitimité. Problème de légitimation dans le capitalisme avancé, 1973.
- ROSANVALLON Pierre, La Crise de l’État providence, 1981.
- CASTEL Robert, « Les ambiguïtés de la promotion de l’individu », Refaire société, 2011.
- CASTEL Robert, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, 2003.
- MERREN François-Xavier, l’État providence, 2000.
- Robert Lafore. L’Etat-providence, quel équilibre entre assurance et assistance ?. Les Cahiers français : documents d’actualité, La Documentation Française, 2010