Incontestablement, les médias apparaissent comme la clef de voûte de notre système démocratique. L’information, ce savoir factuel, doit être accessible aux citoyens. Dès lors, les médias disposent d’un double-rôle : diffuser massivement l’information et réguler le débat public se voulant contradictoire en opposant les différents arguments. Pourtant, ces entreprises n’échappent pas à une altération fonctionnelle que la révolution numérique soulève. À travers cette notice explicative, comprenons les effets que l’ère Internet porte sur le marché économique des médias.
« L’ère du numérique a créé un nouveau monde qui bouleverse l’ensemble de l’industrie médiatique, son économie comme ses usages. »
Serge JULY
En économie, on définit un média comme une organisation regroupant des employés et des dirigeants sur un lieu de travail. Cette organisation s’inscrit dans un marché spécifique mettant en concurrence des titres et partenariats. Un véritable modèle de financement des médias peut ainsi s’observer, qu’ils soient contrôlés par des fondations comme détenus par des industries. Les médias, parce qu’ils sont historiques, possèdent une dimension symbolique. Il est possible de définir l’appartenance politique des ménages par l’étude des habitudes de consommation des médias d’opinion. Un lecteur de Libération est ainsi dissemblable d’un lecteur de Valeurs actuelles. Quoiqu’il en soit, le propre du média est d’exercer une activité sociale en discutant l’actualité tout en orchestrant le débat public. Presse, stations de radio, chaines de télévision, plateformes numériques : les médias traversent le cours du temps mais demeurent une structure de notre société ; accompagnant ce désir humain de s’informer.
L’analyse
En sciences économiques, tous types de biens se distinguent selon qu’ils sont rivaux ou excluables. Un bien est dit rival lorsque sa consommation par un agent enfreint la consommation pour un autre agent. Un bien est excluable lorsque sa consommation n’est pas accessible à tous. Par extension, un bien public est un bien non-rival et non-excluable en tant que la consommation par un agent n’empêche pas la consommation par un autre agent de ce bien accessible à tous. Par exemple, une émission de radio est un bien public.
On distingue ainsi pour les biens médiatiques :
Excluable/Rival | Rival | Non-rival |
Excluable | biens privés (ex: Libération) | bien de club (ex: Médiapart, Les Jours) |
Non-excluable | biens communs (ex: 20minutes) | bien public (ex: TF1, France Inter) |
À l’heure de la révolution numérique, perçue comme une évolution de nos moyens de communication et d’information, les biens médiatiques tendent à proposer au consommateur un modèle hybride dit « freemium » ; alliant à la fois un modèle de bien public que de bien de club. C’est le cas notamment du journal Le Monde ou Le Figaro à travers, dans les années 2000, la naissance du site web d’actualité. Les articles ne sont plus excluables en raison de la forte portée qu’offre Internet, accessible gratuitement à tous, de nos jours plus particulièrement. Mieux encore, la lecture d’un article disponible gratuitement n’empêche pas un autre lecteur de lire ce même article (bien public). Pourtant, le modèle d’abonnement permet aux comptes dits « premium » d’accéder à certaines exclusivités (bien de club).
Cette conjugaison de deux formats s’explique par la diminution des coûts fixes, c’est-à-dire des coûts qui n’évoluent pas en fonction de la quantité d’un produit (encre d’imprimante, papier …). Avec Internet, l’impression n’est plus une donnée qui entre dans le financement des médias. De même, les coûts variables (coûts qui augmentent en fonction de la quantité d’un produit) diminuent fortement à tel point que les médias réalisent de nombreuses économies d’échelle que l’on peut aisément qualifier ici de profit. Ainsi et à l’heure du numérique, sur le marché des médias, plus on augmente la production de biens médiatiques, plus ces mêmes entreprises deviennent rentables.
Voyons donc quels sont les effets structurels provoqués par le numérique sur le marché des médias.
1) Un marché à deux versants
Les médias s’inscrivent dans un marché biface entretenant l’existence de deux formes de clientèles interdépendantes l’une de l’autre pour les produits échangés : l’audience d’une part et les annonceurs d’autre part.

Ce concept, largement démocratisé par les travaux de recherche de l’économiste Jean Tirole, influence le contenu du produit (ici le bien médiatique) de façon à attirer le plus grand nombre d’annonceurs et de capter l’attention du lecteur-consommateur. La spirale de la diffusion, imaginée par le journaliste Lars Furhoff dans un article du Scandinavian Economic History Review paru en 1973, nous renseigne sur l’interdépendance de l’audience et des annonceurs, entremêlant deux industries. Dans son approche, l’auteur suppose que les lecteurs ne sont pas hostiles à la présence de la publicité dans les journaux. Sous cette condition, le titre qui comprend le plus grand nombre de pages de publicité attire davantage de lecteurs, ce qui accroît sa diffusion aux dépens des concurrents. À son tour, cette diffusion accrue attire davantage d’annonceurs, et ainsi de suite, jusqu’à l’élimination du concurrent dont la diffusion était la plus faible au départ et, par conséquent, à une réduction de la diversité en raison de la concentration du secteur qui en résulte.

Mais la révolution numérique opère une tout autre logique. Désormais, les médias sont des plateformes d’échange dans lesquelles les consommateurs et annonceurs influencent directement le produit. Cette nécessité d’augmenter les sources traditionnels de revenus que sont les abonnements/ventes et publicité, jouent un rôle en créant un biais potentiel de sélection de l’information et,ou du contenu des programmes. Le média, telle une entreprise, s’adapte aux comportements de la demande (consommateurs et investisseurs). Une véritable économie de l’attention se met en place au prisme de la révolution numérique. Ainsi, « Internet » et « pluralisme » ne sont en rien synonymes sur le marché des médias. Au contraire, de moins en moins de groupes possèdent de plus en plus de médias, ce que le phénomène de convergence numérique semble expliciter.
2) Financer un média à l’ère du numérique
La convergence numérique, telle que définie par Henry Jenkins, a pour objectif de regrouper le maximum de fonctionnalités en utilisant un minimum de canaux et de transcripteurs. Le concept de convergence numérique repose sur la numérisation des informations relatives à différentes catégories de service, ce qui permet, ensuite, de traiter ces informations relatives avec des systèmes communs et de les transmettre sur des réseaux communs. En économie, on observe la convergence numérique selon deux aspects. D’abord sur le plan industriel avec une convergence des industries des télécoms, de l’audiovisuel et de l’informatique. Ces 3 industries n’interagissent pas, mais ce qui se produit avec Internet est une convergence, où les acteurs vont chercher à intervenir dans d’autres secteurs. Orange, a créé rapidement un portail d’informations. Altice, la maison-mère de SFR a racheté Libération et a proposé à ses abonnés d’y avoir accès gratuitement via SFR Presse en 2018.
Internet modifie considérablement l’industrie des médias par un bouleversement profond des cycles de production de l’information et une diversification des sources de revenus. Désormais, le crowdfunding – financement collaboratif, perçu comme fiable depuis le succès du candidat B. Obama ayant réussi à réunir plus d’argent que son adversaire républicain – devient une source optimale de revenus. En 2016, d’anciens journalistes de Libération y voient une opportunité avec la création du média d’information au financement majoritairement participatif, Les Jours, sans publicité.
Structurellement encore, la révolution numérique assure, à long terme, une meilleure rentabilité pour les médias d’information. Effectivement, le modèle de la longue traîne est une mutation apportée par le numérique sur l’économie des industries numérisées. Avant le numérique, conserver un bien à la vente était coûteux : garder un journal en vente dans un kiosque demandait des dépenses régulières, des coûts variables importants. Au bout du compte, les ventes diminuant, les coûts de maintien en kiosque dépassent les recettes liées à la vente entrainant le retrait du produit en commerce. Aujourd’hui, avec les médias numériques, maintenir une information en ligne devient rentable : le profit perdure alors même que les ventes traditionnelles diminuent. Paradoxalement, certains grands noms de la presse traditionnel perdurent par l’intermédiaire d’Internet. Grâce au numérique, environ 50% des revenus proviennent désormais de la longue traîne. On peut donc baisser les prix sur les plateformes numériques pour maximiser les ventes tout en conservant ses profits, ce qui s’inscrit d’ailleurs dans une dynamique de marché de l’abondance dans laquelle l’information devient foisonnante. Sous ce modèle, le poids représenté par des produits rares dans les économies des médias, égale voire surpasse celui des produits phares. Internet permet de rentabiliser les choses sur le long terme du fait d’un coût de stockage nul. Il permet également la rentabilisation des contenus de niche (marketing ciblé).
Plus que sur le plan du financement, la révolution numérique s’observe également sur le plan culturel avec les interactions entre « anciens » et « nouveaux » médias. Les anciens misent sur l’ère Internet pour proposer de nouveaux services (radio, podcast etc.) pendant que les nouveaux s’inspirent des codes préexistants. L’audiovisuel est également concerné avec la délinéarisation des programmes, ce qui s’opère avec le replay sans occulter la VOD, la SVOD, le start-over, en dépit d’une ère de grilles des programmes.
Ainsi donc, la révolution numérique altère les modes de financement des médias cherchant à se numériser, le plus possible. C’est à l’aune d’une presse traditionnelle à bout de souffle que les sites d’actualité rencontrent un succès, perçu comme un moyen de capter la nouvelle demande fortement influencée par les outils numériques.
3) La crise de la presse
Le numérique est souvent perçu comme l’unique cause d’une crise de la presse. Cette crise est d’abord celle d’une chute du lectorat ainsi qu’une chute du nombre de titres provoquant une crise du marché de l’emploi pour les journalistes. Elle trouve ses origines dans les années 90, mais s’accentue, effectivement, dans les années 2000.
Entre 1945 et 2011, la Presse Quotidienne Régionale (PQR) chute de 153 titres à 56 titres ; en Presse Quotidienne Nationale de 26 à 10 titres. La presse française tout confondu comptait, en 2012, autour de 4500 titres. Toujours entre 1945 et 2011, le nombre d’exemplaires chutent avoisinant, en 1945, les 7 milliards d’exemplaires toutes presses confondues. En 2011 ce chiffre chute à 5 milliards. Tous les titres ne sont pas concernés de la même façon par cette crise : ceux de la Presse Quotidienne Nationale subissent davantage. Sur le moyen terme, entre 1982 et 2012, la PQN enregistre une diminution de 44% du nombre d’exemplaires tirés.
Il s’agit donc d’une crise différenciée, qui ne touche pas tous les titres de presse de la même façon : la PQN est la plus touchée par la crise. Entre 2005 et 2010, on observe une chute importante du nombre de tirages : Le Monde en perd 50 000. La PQR à l’instar de Ouest-France, se porte bien. Elle résiste notamment en raison de son contenu dédié à une génération habituée aux pratiques de presse papier ; qui a pris l’habitude de lire la PQR et restant fidèle au titre papier, moins concernée par le numérique. Toutefois, savoir se renouveler est un gros défi pour la PQR notamment à l’orée d’une transition démographique. La presse mensuelle et la presse magazine résistent plutôt bien à la crise. Cependant, les hebdomadaires voient leurs ventes baisser de manière importante.
En France, la presse bénéficie d’un système de coopératives de distribution de la presse dominé, un temps, par Presstalis et Les Messageries Lyonnaises de Presse. Mais, crise de la presse oblige, une forte baisse de la distribution s’observe. En 20 ans, les exemplaires distribués ont chuté de 30%. Entre les années 90 et le début des années 2010, les points de ventes ont diminué de 43% et les systèmes de portages (-16.4%) sont en net déficit. Avec la crise de Covid-19, le tribunal de commerce de Paris place Presstalis en liquidation judiciaire le 1er juillet 2020. France Messagerie succède à l’historique NMPP (Nouvelles messageries de la presse parisienne), ancien nom de Presstalis entre 1947 et 2009 qui distribuait jusqu’à 75% de la presse papier à son apogée.
L’essor des chaînes d’information en continu, l’offre plus abondante sur la TNT (35 chaînes) ainsi que l’explosion de l’offre IPTV (TV par internet) à l’orée l’ADSL/Fibre, ont joué un rôle important dans cette crise car ils engendrent une baisse du nombre de lecteurs. Ils permettent de s’informer en temps réel sur des thèmes d’actualité. France Info est la dernière chaîne, en 2016, spécialisée dans l’information continu. C’est à cette même année que LCI, la plus vieille chaîne d’information en continu en France, est diffusée en clair.
En réalité donc, Internet est la cause principale de la crise de la publicité accélérant, aux débuts des années 2000, la crise de la presse. Entre 2000 et 2010 en France la part de revenus publicitaires dans le chiffre d’affaire des journaux passe de 45% à 35% ; elle est aujourd’hui sous la barre des 30%. En ce sens, Internet ne fait que renforcer un phénomène déjà initié par la TV dans les années 80. Les patrons de presses craignaient, effectivement, d’être concurrencés par les nouvelles chaines commerciales (TF1, M6 notamment) sur le marché de la publicité. Dès lors et à l’ère d’internet, on préfère investir dans la presse magazine, moins touchée par la crise de la publicité, plutôt que dans la presse quotidienne d’information car on considère, qu’en tant que marque de luxe ou de vêtements, il est plus aisé de toucher un public ciblé dans un moment de loisir, de détente, plutôt que d’information.
Que conclure ?
Finalement, la révolution numérique opère un changement brutal dans le fonctionnement du marché des médias. La convergence numérique favorise une mise en réseau de la presse traditionnelle et des services audiovisuels. Le financement des médias s’est mis à jour, s’ouvrant à une économie aussi participative qu’attentive aux comportements d’une demande toujours plus mutante. Le marché n’est plus uniquement « biface » mais communautaire avec l’avènement du lecteur-investisseur. Quoiqu’il en soit, la presse traditionnelle essuie les conséquences directes que l’économie de l’attention provoque par ce désir de capter l’attention des lecteurs/spectateurs, le plus efficacement possible. Assurément, le numérique rentabilise le marché de l’information. Le kiosque en ligne est inexorablement l’avenir de la presse, d’autant plus lorsque Cafeyn reprend SFR Presse à l’été 2020.
Sources et lien utile :
- JENKINS Henry, La culture de la convergence : des médias au transmédia, 2006.
- Sonnac Nathalie, « Médias et publicité ou les conséquences d’une interaction entre deux marchés », Le Temps des médias, 2006/1 (n° 6), p. 49-58. DOI : 10.3917/tdm.006.0049. URL : https://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2006-1-page-49.html
- Alliance pour les chiffres de la presse et des médias. URL : https://www.acpm.fr/Les-chiffres